10 octobre, Lyon
En quittant le tribunal, je ne ressens ni agitation ni accablement, contrairement à leffervescence matinale. Mon regard sattarde sur des détails anodins : la coiffure extravagante de la juge, la douceur inhabituelle de lautomne, et la pensée que ma petite Éléonore doit sûrement taquiner sa grand-mère à cet instant précis.
À larrêt, je retrouve mon ex-femme, Camille.
Voilà, cest terminé Comment va Éléonore ?
Elle va bien, répond-elle brièvement.
Je dois filer, on mattend.
« On lattend », me dis-je, sans éprouver la moindre émotion. Cest ce moment suspendu après la blessure, avant que la souffrance ne sinstalle. Elle finira par surgir
Plutôt que dattendre le bus, je choisis de marcher vers la gare. Arpenter ces rues familières me donne lillusion dun retour à la normalité, comme si je rentrais chez moi, comme autrefois. Pourtant, jaurais dû prendre le bus. Près de la gare routière, japerçois le car rouge et blanc qui séloigne. Je cours, je fais signe, mais le chauffeur ne ralentit pas. « Quelle journée Que faire maintenant ? » me dis-je.
Jappelle la maison, japprends quÉléonore est sage, et jannonce que jai raté le car. Je rentrerai demain matin. « Je raconterai le reste à la maison », dis-je à ma mère avant de raccrocher.
***
Ma chère Camille, quelle éternité ! sexclame mon amie Nadège en ouvrant la porte. Elle a beaucoup changé : désormais blonde, plus fine, elle ressemble presque à un mannequin à côté de Camille, habillée simplement.
Nadège, laisse-moi dormir ici ce soir, dit Camille. Je viens de divorcer et jai manqué le car.
Elle lâche la nouvelle dès le seuil, pour éviter les questions sur moi ou Éléonore. Que lon demande des nouvelles de la petite, cela ne la dérange pas. Camille est fière de sa fille la plus brillante, la plus adorable (comme toutes les mères le pensent).
Entre, ne reste pas dehors, bavarde Nadège, la guidant vers le salon comme on le ferait avec une convalescente. On va dîner.
Et où est Paul ? demande Camille.
En déplacement. Tant mieux, il ne nous dérangera pas. On va papoter comme avant. Ça fait combien de temps ?
Plus dun an, je crois. Depuis mon congé maternité
Alors, elle grandit bien ta petite Éléonore ? Nadège dresse la table, sort une bouteille de Chardonnay il faut fêter ces retrouvailles.
La conversation peine à démarrer. On évoque le lycée, les anciens amis, leurs parcours, mais on évite les sujets personnels. Peut-être à cause du vin bu à jeun, ou simplement parce que Camille a enfin loccasion de se confier à quelquun dautre que ses proches, elle ressent le besoin de tout livrer. Nerveusement, elle tripote une serviette, révélant à son amie son histoire douloureuse, jamais racontée auparavant.
***
Après ses études, Camille na pas trouvé demploi dans son domaine. Dans son village, cétait impossible, et même à Villeurbanne, cétait compliqué. Une voisine lui a conseillé Paris, où les postes sont plus nombreux et mieux payés. Les filles décrochent un poste de serveuses dans un petit bistrot. Le travail est rude, mais le patron paie correctement. Rapidement, Camille devient responsable, son diplôme enfin utile. Mais côté logement, la malchance persiste : aucune chambre louée ne lui convient longtemps. Les propriétaires sont tous particuliers : une vieille dame fantasque, un oncle trop entreprenant
Cela dure jusquà ce quun collègue propose de partager un appartement deux pièces, chacun payant la moitié du loyer. Camille hésite, puis accepte. Elle et Julien sont de bons amis, à lépoque elle fréquente quelquun dautre. Mais sans sen rendre compte, leur amitié et leur colocation deviennent une romance. Grand, élégant, Julien conquiert son cœur. Il lui offre des fleurs, des présents, ils partent ensemble à la mer. Camille na jamais été aussi heureuse, mais ce bonheur est de courte durée.
Après quelques mois de vie commune, Julien change.
Il rentre du travail taciturne, évite les questions, répond : « Tout va bien, ne tinquiète pas ! » Mais Camille sent que quelque chose ne va pas. Elle insiste, jusquà ce quil avoue aimer une autre femme.
Je laime tellement Je ne peux pas vivre sans elle, se lamente-t-il.
Et moi alors ? Camille narrive pas à croire quil soit sérieux.
Tu es merveilleuse ! Mais je taime autrement, comme une sœur. Camille, dis-moi, en tant que femme, que dois-je faire ?
Va au diable ! crie-t-elle, se réfugiant dans la salle de bain pour cacher ses larmes.
Ils ne se parlent plus pendant plusieurs jours. Puis Julien tente une réconciliation. Il savère que lautre femme ne partage pas ses sentiments. Camille est toujours là, gentille, aimante, attentionnée. Elle pardonne, mais au fond delle, linquiétude sest installée. Doit-elle rester avec Julien et vivre dans lincertitude, ou vaut-il mieux être seule ? Un examen médical pour le travail met tout au clair. Elle rentre bouleversée.
Julien, il faut que je te dise quelque chose. Nous allons avoir un enfant
Alors, marions-nous, répond-il simplement.
***
Le mariage a lieu dans son village. Camille travaille à Paris jusquà son congé maternité.
Elle accouche chez ses parents. Laccouchement est difficile, mais la naissance de sa fille est une récompense pour toutes ses épreuves. Julien prend un mois de congé pour laider, puis retourne à Paris. Au début, il appelle chaque jour, ils parlent longtemps, il vient chaque week-end voir Camille et Éléonore. Puis ses visites se font plus rares, prétextant le prix des billets. Les appels aussi se raréfient. Six mois plus tard, lors dune visite, Julien lui dit :
Il faut quon parle en privé.
Camille tient sa fille dans les bras. Son cœur saccélère, pressentant le pire. Et elle ne se trompe pas. Le cauchemar dun an plus tôt se répète, mot pour mot.
Je laime tellement, je ne peux pas vivre sans elle dit Julien.
Camille ne demande plus : « Et moi alors ? »
Elle se tait, lâchant simplement :
As-tu pensé à ta fille ? Elle a besoin de son père.
Je nabandonnerai pas Éléonore. Elle compte pour moi, juste après elle. Et toi tu es troisième.
Tiens, jai même la médaille de bronze, ironise-t-elle, amère.
Puis elle a une crise de nerfs. Sa mère accourt, affolée. Camille pousse Julien vers la porte :
Va retrouver ta maîtresse ! Et ne reviens plus jamais ici !
Dans la chambre, la petite sest réveillée et pleure.
Sur le seuil, Julien se retourne :
Je demande le divorce ? demande-t-il, comme si son accord pouvait changer quoi que ce soit.
***
Après cette seconde trahison, Camille sombre dans la dépression. Elle ne se souvient plus si elle mange, dort, elle erre comme dans un brouillard Sans ses parents, sa sœur, et surtout sa fille Éléonore, elle aurait pu commettre lirréparable. Le pire est le jour où elle reçoit la convocation au tribunal. Ce jour-là, elle va dans le village voisin consulter une voyante, espérant un conseil. Doit-elle accepter le divorce ? La loi lui permet de refuser, car la petite na pas encore un an.
La vieille femme tire les cartes et dit : « Ton mari a été ensorcelé par une autre. Je peux le faire revenir, mais tu ne seras pas heureuse avec lui. Ce nest pas ton homme. Il ta trompée une fois, il recommencera. »
Aujourdhui, on nous a séparés, conclut Camille. Je ne sais pas comment continuer. Comment Éléonore va-t-elle réagir ? Que lui dirai-je quand elle demandera : « Où est mon papa ? »
Tu es bête, Camille ! sassombrit soudain Nadège. Tu devrais te réjouir dêtre encore jeune, de ne pas avoir sacrifié tes plus belles années pour lui. Tu as la santé, lintelligence, tes parents te soutiennent Et des hommes, il y en aura encore assez pour nous.
Facile à dire, toi, Paul ne ta pas quittée
Tu ne me croiras pas, mais sil le faisait, je lui ferais signe de la main en partant. Ces derniers temps, il rentre presque chaque soir ivre, commence à vouloir imposer sa loi Jen ai assez de ses reproches, mais je nai nulle part où aller. Mes parents sont loin, ma fille est petite, je nai pas de travail
Existe-t-il seulement des hommes honnêtes et normaux ? séchappe Camille.
Qui sait ? répond Nadège en haussant les épaules, puis elle va voir si sa fille sest réveillée. Camille reste seule à la table, la tête dans les bras. Un brouillard gris et lourd, comme la brume dautomne, envahit son cœur.
***
Le lendemain matin, en descendant du car, japerçois tout de suite deux silhouettes familières à larrêt : ma mère tient Éléonore dans ses bras. En me voyant, ma fille tend ses petites mains vers moi, babillant de joie.
Salut, ma puce ! Je la serre fort, elle saccroche à mon cou dune main, de lautre elle commence à ébouriffer mes cheveux.
Regarde ce que je tai rapporté, lui tends-je une petite voiture achetée au kiosque de la gare. Cest de la part de papa (et Julien na même pas pensé à lui envoyer des bonbons, me dis-je).
Pa-pa-pa, gazouille Éléonore, et mes yeux se remplissent à nouveau de larmes.
Comment vas-tu, mon fils ? demande ma mère avec tendresse.
Tout va bien, souris-je. « Je dois rester fort. Je tiendrai pour elles », me répète-je intérieurement comme une prière.
À voix haute, je dis :
Rentrons à la maison, maman. Vous mavez tellement manqué
Ce soir-là, je comprends que la douleur ne met pas fin à la vie. On trouve la force de continuer, pour ceux qui comptent vraiment.







