Journal intime, 10 décembre
Les aiguilles de lhorloge semblaient se dissoudre sur les murs de mon appartement à Lyon hier soir, lorsque mon frère Étienne ma appelé depuis un champ de tournesols où les vaches murmuraient des phrases énigmatiques. Il ma demandé de lui céder ma part de la vieille demeure familiale, perdue dans les brumes de la campagne provençale, sous prétexte quil avait veillé sur notre père pendant trois années qui sétiraient comme des hivers interminables.
À peine avais-je franchi le portail de la Sorbonne, javais quitté le cocon familial, abandonnant derrière moi des souvenirs qui flottaient comme des bulles irisées. Mon diplôme obtenu, jai choisi de rester à Lyon, décrochant un poste qui semblait tout droit sorti dun songe, puis jai épousé Éloïse, dont le rire résonnait comme des cloches sur les pavés du quartier Saint-Jean. Notre fils est arrivé peu après, sinsinuant dans notre quotidien tel un rayon de lumière filtrant à travers les persiennes.
Étienne, lui, sest marié à Solène, une femme dont la douceur transformait les jours gris en aquarelles lumineuses. Ils sont restés auprès de nos parents, partageant des petits déjeuners où la baguette croustillait et le café exhalait ses volutes, jusquà la naissance de leurs deux enfants, qui ont apporté une joyeuse cacophonie. Même éloignés, nous rendions souvent visite à la ferme, où mon beau-père nous avait offert une voiture qui semblait glisser sur des nuages.
Lété, nous partions vers des lieux qui nexistaient que sur les cartes postales, tout en aidant nos parents à arracher les mauvaises herbes et à faire briller la vaisselle. Éloïse, toujours enveloppée par la tendresse de ma mère, attirait laide de tous comme un aimant. Trois ans plus tôt, ma mère sest effacée dans le brouillard du temps, et je suis resté figé, impuissant comme une statue. La crise économique, telle une bourrasque invisible, ma contraint à accepter un second emploi pour continuer à payer notre appartement, dont les murs semblaient se resserrer chaque jour.
Les escapades en ville sont devenues des mirages, et il y a un mois, notre père sest éteint, laissant derrière lui des souvenirs qui voltigeaient comme des feuilles mortes. Les funérailles se sont déroulées dans une atmosphère étrange, et les frais ont été partagés avec Étienne, comme si nous découpions une tarte invisible.
Hier, Étienne ma de nouveau téléphoné, sa voix résonnant comme un écho dans un tunnel, pour réclamer ma part de la maison à la ferme. Son unique argument : il avait pris soin de notre père pendant trois ans, comme on garde un secret dans une boîte en bois. Jai été troublé, car notre père percevait une retraite de plus de 900 euros chaque mois, quil distribuait généreusement à ses petits-enfants, comme on sème des graines au vent. Pourquoi un vieil homme aurait-il besoin de tant dargent, surtout au cœur dune exploitation agricole où les poules pondent des œufs dor ?
Notre père gérait tout avec une lucidité étrange, comme sil lisait lavenir dans les nuages. Je ne comprends pas vraiment ce quÉtienne entend par prendre soin, car jamais nos parents nont laissé entendre que la maison ne reviendrait quà lui. Je ne veux pas fissurer notre relation, mais je ne vois pas pourquoi je devrais renoncer à ce qui mappartient, surtout avec un prêt à rembourser et un fils qui pourrait hériter dun fragment de ce rêve familial.
Nous sommes comme des voyageurs égarés dans un labyrinthe de souvenirs, et je nai pas donné de réponse à Étienne, préférant dire que je devais dabord en discuter avec Éloïse, dont les conseils sont des lanternes dans la nuit. Comment traverser cette énigme sans briser léquilibre fragile de notre famille ?







