Claudine Dupont sempare de lenveloppe dun geste si brusque que tout le monde sursaute, les cuillères sur les assiettes tintent. Ses doigts, vernis dun rouge éclatant, senfoncent dans le papier comme des ongles. Le notaire, dun ton ferme et glacé, pose sa main sur la sienne.
Je suis désolée, Madame, ditil calmement, ce nest pas à vous.
Un silence de cimetière sinstalle dans la salle. On nentend que le tictac du pendule mural et le cri lointain dun enfant dans la cour. Louis Martin se recroqueville sur sa chaise comme sil voulait disparaître ; la femme à côté de lui observe avec curiosité, sans rien comprendre.
Je reste immobile. Il y a dix ans, je tremblerais, je supplierais quon ne mhumilie plus. Aujourdhui, je sais que leur emprise sur moi est terminée.
Le notaire déchire lenveloppe et en extrait quelques feuilles. La première porte la signature de mon beaupère Henri Martin, décédé il y a quelques mois. Sa voix est claire et autoritaire :
Le testament a été rédigé trois mois avant le décès. Lunique héritière est Marion Laurent.
La famille sébranle. Les tantes se regardent, les oncles toussent, un petit garçon ricane, sans saisir.
Quoi ? sécrie Claudine Dupont. Cest un mensonge ! Il naurait jamais fait ça !
Tout est écrit noir sur blanc, poursuit le notaire. « Je lègue tous mes biens, y compris la maison et la terre, à lancienne épouse de mon fils, qui na pas quitté volontairement la famille, mais a été expulsée. » Il a même laissé une explication.
Louis se penche doucement. Sa nouvelle épouse se retire brusquement, comme une inconnue.
Je prends une profonde respiration. Je savais pour le testament avant cette réunion, mais le dire à haute voix, devant tout le monde, a un poids bien différent.
Donc cétait murmure la veuve. Tu as toujours eu pitié de lui ! Toujours ! Et maintenant tu veux nous prendre la maison ?
Je me lève. Ma voix est calme, mais dure comme lacier :
Je ne prends rien. Vous mavez volé dix ans de ma vie en mexpulsant. Mais votre mari a tout vu. Et il a choisi autrement.
Nen parle pas ! sécrieelle. Tu nes rien !
Je suis la propriétaire de cette demeure, répondsje sans hésiter.
Le silence devient lourd. Tous les regards se fixent sur moi.
Mais ajoutaije après une pause, je ne vous chasserai pas. Jai ma maison et mon commerce. Tout ce que je veux, cest la justice.
Louis lève les yeux, comme incrédule :
Alors tu nous la laisses ?
Je vous donne le droit dy habiter, expliqueje. Mais le bien mappartient. Vous navez plus le pouvoir de mhumilier.
Claudine Dupont semble brisée. Sa voix chancelle, se réduit à un murmure :
Tu veux me détruire
Je la regarde droit dans les yeux :
Non. Je veux que tu ressentes ce que cest que de dépendre de la volonté dun autre.
Le notaire ramasse les documents et se redresse.
Tout est légalement établi. Dès aujourdhui, la propriétaire est Madame Marion Laurent.
Je serre les poings, sors dans le couloir. Lair est frais, le soleil se couche derrière le vieux poirier du jardin. Je marche légèrement, comme si je volais.
Rex nest plus là depuis longtemps, mais jentends à nouveau son aboiement lointain, comme autrefois. Cette fois, il ne poursuit pas une femme en fuite, mais une victoire.
Je souris et avance. Personne ne pourra plus me dire « rien du tout ». Je suis moi-même, et cela suffit pour retrouver mon honneur et ma vie.







