Journal intime, mercredi 10 décembre.
À laube de mes quarante-cinq ans, mon monde sest renversé lorsque mon épouse, Pierre, et nos enfants mont offert une escapade aux thermes. Les heures sétiraient, gluantes comme du miel oublié, et chaque terme « cure », « spa », « soins » éveillait en moi une nostalgie mordante de mes années effervescentes, semblable à une fragrance ancienne de jeunesse. Derrière des remerciements polis, des sourires forcés et quelques larmes en réalité, des gouttes de panique, de doute et de frustration je cachais mon trouble, invisible aux amis réunis au café où la fête battait son plein. Les aiguilles saffolaient, les enfants grandissaient, et la jeunesse sévaporait comme la brume sur les vitres du matin.
Qui avait inventé cette idée absurde que quarante-cinq ans, cest lâge dune femme-fruit, une « mirabelle » prête à être dégustée ? Je ne me sentais ni pêche ni prune, mais ce présent me fit réfléchir : « Suis-je déjà pruneau ? » Collègues, amis, cousins, tous unis par le Bordeaux et laccordéon, dansaient avec une énergie qui menaçait la céramique du sol du restaurant à la mode. On célébrait sans retenue, et malgré mes efforts pour afficher une insouciance éclatante, je ne pouvais ignorer les douze centimètres de mes escarpins ni la gaine achetée par ma fille à Paris, qui me serrait la taille comme une cuirasse dun autre temps. « Voilà les premiers signaux, ma vieille ! » résonnait dans ma tête.
Mon désir secret ? Rentrer chez moi, jeter ces instruments de supplice sur létagère du haut, enfiler mes chaussons moelleux, abandonner la gaine, me glisser dans ma chemise de nuit surnommée « le parachute » par Pierre et métaler dans mon lit. Mais il fallait tenir bon, au moins jusquà larrivée du gâteau. Toute la semaine, je métais préparée pour ce jour fatidique : lundi, manucure et pédicure ; mardi, sourcils et faux cils ; mercredi, épilation totale, même le maillot ; jeudi et vendredi, récupération des zones sensibles ; samedi, brushing et maquillage.
Les invités saccrochaient, même après que le gâteau eut été découpé et distribué dans des sachets, au cas où lappétit manquerait. Je résistais à lappel du gâteau, invoquant en silence ma force et ma volonté, car javais suivi un régime strict trois semaines durant, inspiré par un coach sportif célèbre : blanc de poulet et sarrasin, sans sel. Tout cela pour entrer dans une robe somptueuse signée Jean-Paul Gaultier, prêtée par une amie pour me motiver. Le poulet et le sarrasin me poursuivaient jusque dans mes rêves : « Je vais finir par caqueter ou pondre des œufs ! » plaisantais-je. Mais javais triomphé : ce soir-là, jétais impératrice.
À minuit, chacun rentra chez soi, glissant des parts de gâteau dans les poches de leurs vestes et pochettes scintillantes, remerciant et embrassant Camille avec une telle ferveur que ma robe menaçait dexploser. La fête terminée, je pris la route du spa, déjà persuadée que rien dextraordinaire ne mattendait là-bas. Pourtant, lendroit était somptueux, presque royal, mais conçu pour les plus de cinquante ans souffrant de douleurs chroniques. Mon métier de comptable mavait laissé le dos en compote, alors je nétais pas surprise de me retrouver parmi les seniors.
On minstalla dans une chambre avec une grand-mère pissenlit, bien plus de soixante-dix ans. « Seigneur, quels points communs pourrais-je avoir avec elle ? » Tout magaçait chez cette mamie : ses petits pas, son parfum de lavande trop fort, ses leggings vert fluo, et son dentier qui trempait dans un verre deau la nuit. Même la beauté du paysage, lair pur et le service impeccable ne parvenaient pas à calmer mon humeur, errant comme un bouledogue grognon, piquée par les puces de mes pensées amères sur la crise de la quarantaine. « Cest donc ça, la vieillesse ! » sanglotais-je dans mon oreiller orthopédique garni de cosse de sarrasin.
Quelques jours plus tard, le médecin me prescrivit des séances quotidiennes dans la piscine à geyser, mais étourdie et vieillissante, javais oublié mon maillot de bain à la maison. Il ne restait quune solution : le shopping. Mais au milieu des boutiques de souvenirs flûtes en bois, haches artisanales, manteaux en peau de mouton, fromages de chèvre impossible de trouver un maillot. Dépitée, jentrai dans le supermarché local pour me consoler avec un Snickers et un grand café crème (ma robe Gaultier ayant craqué au dos après la fête). Et là, au rayon des chaussettes bon marché et des chapeaux de paille hideux, je tombai sur un maillot noir, classique, presque élégant. La taille convenait, et je le roulai discrètement pour masquer les deux X avant le L sur létiquette.
La caissière, une jeune fille à peine vingt ans, madressa un sourire en passant larticle. Un pincement de jalousie me traversa devant ce visage frais, cette taille de guêpe, cette chevelure lisse et brillante. Si vous voulez, il y a une cabine dessayage ! Je peux vous accompagner, vous serez sûre quil vous va ! proposa-t-elle. Je crus percevoir une pointe dironie sur mon âge et mes rondeurs, et eus envie de répliquer sèchement. « Quest-ce quelle en sait, elle ? Si elle mavait vue il y a vingt ans ! Je portais des maillots qui faisaient tourner toutes les têtes sur la plage ! Ma silhouette, ma peau, auraient fait tomber les podiums du monde entier ! Mais »
Soudain, un klaxon me tira de mes pensées. Je me retournai et aperçus ma colocataire pissenlit, tenant des rollers et une trottinette rose avec klaxon. Je mécartai, laissant passer la vieille dame. Des cadeaux pour les petits-enfants ? demanda poliment la vendeuse. Non, cest pour moi ! Je vais apprendre entre deux soins ! répondit la grand-mère, en me lançant un clin dœil espiègle.
Deux semaines plus tard, je rentrai chez moi transformée. À la gare, jannonçai à Pierre quil fallait acheter des vélos, aller à la patinoire le week-end, et sinscrire à lécole de hip-hop. Chez moi, je jetai la chemise de nuit-parachute à la poubelle et grimpai chercher mes escarpins de douze centimètres. Voyant le regard ébahi de Pierre, je le serrai fort et murmurai à son oreille : « Quoi ? On commence à peine à vivre ! La crise, cest pour plus tard, comme les cochons qui rêvent de voler ! Les nuages valsaient au-dessus de Paris, et la Seine semblait susurrer des secrets anciens à mon cœur, perché sur mes escarpins, soudain léger comme une plume doie. Les lampadaires projetaient des ombres tordues sur les pavés, et chaque reflet dans les vitrines me renvoyait une image différente de moi-même : tantôt fillette, tantôt vieille dame, tantôt reine dun bal oublié. Les voix des passants se mêlaient aux cloches de Notre-Dame, créant une mélodie étrange, comme si le temps lui-même hésitait à avancer.
Dans mon appartement, les murs sétiraient et se courbaient, la cuisine devenait un jardin dhiver, et le salon se transformait en piste de danse où les souvenirs valsaient avec les projets. Jouvris la fenêtre, laissant entrer lair frais chargé de parfums de boulangerie et de pluie, et je sentis mon cœur battre au rythme des feux rouges qui clignotaient en bas. Pierre me regardait comme sil découvrait une nouvelle constellation dans le ciel de notre vie commune, et je lui souris, les yeux pleins de promesses.
La nuit, mes rêves prenaient la forme de carrousels géants sur la place de la Concorde, où des femmes en robes à paillettes tournaient sans jamais sarrêter, riant aux éclats, jetant des billets de vingt euros dans le vent. Des chats bleus grimpaient sur les toits, des baguettes volaient comme des oiseaux, et les horloges fondaient sur les cheminées, laissant couler le temps comme du chocolat chaud. Les souvenirs denfance se mêlaient aux désirs davenir, et chaque étoile semblait me chuchoter : « Tu nes pas pruneau, tu es comète. »
Au matin, je me réveillai avec lenvie de danser sur le parquet, de peindre les murs en jaune citron, de téléphoner à mes amies pour organiser une soirée crêpes et vin rouge. Jenfilai mes escarpins, attrapai mon sac, et sortis dans la rue, saluant le facteur comme une vieille connaissance, croisant une voisine qui promenait un caniche nommé Bijou. Les voitures roulaient lentement, comme si Paris tout entier voulait savourer chaque seconde de cette nouvelle vie.
Dans le métro, les voyageurs semblaient flotter, leurs visages flous comme dans un tableau de Monet, et je me sentis invisible et invincible à la fois. Je pensai à la station thermale, à la grand-mère pissenlit, aux rollers et à la trottinette rose, et un rire méchappa, léger comme une bulle de champagne. Les portes souvrirent sur la place de la Bastille, et je descendis, prêt à inventer des rituels nouveaux, à goûter des éclairs au chocolat, à apprendre le hip-hop sous les arcades.
Le soir venu, Pierre rentra avec deux vélos flambant neufs, et nous pédalâmes ensemble le long du canal Saint-Martin, croisant des enfants qui jouaient à la marelle et des couples qui sembrassaient sous les réverbères. Les lumières de la ville se reflétaient dans leau, et je sentis que la crise de la quarantaine nétait quun mirage, une illusion dissipée par le souffle du vent parisien. Je serrai la main de Pierre, et tous deux roulèrent vers linconnu, portés par le rêve étrange dune jeunesse retrouvée, où chaque jour promettait dêtre plus surprenant que le précédent.
Ce soir, jai compris que lâge nest quun chiffre, et que la vie recommence chaque matin, pour ceux qui osent la réinventer.







