Pas du tout un hasard, cette rencontre
Après le décès de son père, la mère de Marc, Françoise, broyait du noir. Marc le voyait bien. Françoise nétait pas vieille, heureusement elle bossait encore, et les bavardages au bureau lui changeaient les idées. À la maison, Marc faisait tout pour la divertir le soir.
Mon chéri, la vie sans ton père, cest morose Tu te souviens comme on jouait au poker ? Jadorais ça, cest mon petit péché mignon. Certaines femmes papotent, critiquent, moi, je préfère les cartes. Allez, joue avec moi !
Maman, tu sais bien, les cartes, cest pas mon truc.
Un jour, en rentrant, Marc trouva une invitée chez eux : une femme dâge indéfini, un peu ronde, le visage poudré à outrance, mais pleine dénergie. Elle riait aux éclats avec Françoise autour dune partie de poker.
Tiens, maman sest trouvé une partenaire ! Tant mieux, pensa Marc.
Bonsoir, lança-t-il.
Bonsoir, répondit la femme. Moi cest Marguerite, mais tout le monde mappelle Margot. Vous êtes bien le fils de Françoise ? dit-elle en lui serrant la main.
Voilà comment ils firent connaissance. Marc avait son grand appart dans le centre de Lyon, mais sa mère refusait de vivre seule depuis la mort de son mari, alors il restait avec elle. Fils modèle, il laimait beaucoup. Margot devint une habituée, bien plus jeune que Françoise, mais leur passion commune pour les cartes les rapprochait, ce qui nest pas si courant.
Marc gérait sa boîte, lancée grâce à son père deux ans plus tôt. Vingt-huit ans, toujours célibataire, diplômé dune bonne fac, mais le boulot lui prenait tout son temps, il nétait pas encore un magnat.
Un soir, alors quil planchait sur ses dossiers, Margot débarqua dans sa chambre :
Françoise ma dit que tu galérais avec les chiffres, laisse-moi jeter un œil.
En deux minutes, elle repéra une erreur et la lui montra. Marc grimaça, vexé de ne pas lavoir vue.
Merci, Margot, marmonna-t-il sans lever la tête. Elle resta un instant puis séclipsa.
Le lendemain, Françoise lança à table :
Mon petit Marc, tu fais ton ours, tu pourrais remercier Margot autrement ! Elle est calée en économie, invite-la au ciné ou je ne sais quoi
Marc leva les yeux, interloqué.
Maman, je lui ai dit merci, le ciné cest ta copine, tu veux me caser avec elle ?
Pourquoi pas ? Margot nest pas mannequin, mais elle est brillante, maîtrise la compta, cuisine divinement, et surtout, elle taime bien, elle me la confié. Elle ferait une épouse parfaite.
Maman ! Tu plaisantes ? Ou cest juste pour les cartes ?
Françoise rougit un peu.
Marc, embauche-la, elle est compétente, elle galère niveau boulot
Marc suivit le conseil et engagea Margot. Il ne regretta pas : elle devint son bras droit, et largent commença à rentrer.
Marc, quand est-ce que tu te maries ? harcelait sa mère. Il serait temps de fonder une famille.
Il aurait pu se marier depuis longtemps, mais aucune des filles quil avait invitées dans son appart ne lui avait donné envie de passer la bague au doigt. Margot, elle, ne perdait pas espoir, elle sétait mise au régime, shabillait chic, mais pour Marc, elle restait la copine de sa mère.
Un matin, en dévalant les escaliers, Marc renversa un seau deau et faillit écraser une jeune fille en blouse de travail. Il nota que la femme de ménage était bien trop jeune, sûrement tout juste sortie du lycée, sexcusa et fila. Dans la voiture, il repensa à elle. Sa mère en avait parlé, il faudrait quil se renseigne.
Le soir, Françoise raconta les potins du quartier, et Marc glissa une question sur la femme de ménage.
Ah, cest Véronique, du bâtiment dà côté. Elles vivent à trois dans un deux-pièces : elle, sa mère et sa grand-mère. La mamie ne bouge plus, alors la gamine bosse pour arrondir les fins de mois.
La mère de Véronique, jolie femme, avait tenté de se remarier, mais la chance nétait pas de son côté, elle tombait toujours sur des cas. Véronique était née alors quelle était toute jeune, et le père sétait volatilisé dès quil avait appris la grossesse.
Parfois, un homme passait chez elles, un avait même squatté un mois. Véronique, huit ans à lépoque, lui demanda :
Monsieur Nicolas, je peux vous appeler papa ?
Pourquoi ? Jai déjà des enfants, ils vivent avec leur mère, toi, tu nes rien pour moi. Juste un bonus avec ta mère et ta grand-mère
Véronique en fut blessée, mais nen dit rien à sa mère. Nicolas disparut trois jours plus tard, et la fillette fut soulagée. La grand-mère comprenait que sa présence compliquait les choses pour sa fille.
Si javais ma propre chambre râlait la mamie, je squatte le passage, qui voudrait vivre avec une vieille grabataire ?
Maman, tu crois que jai lénergie de chercher un homme ? Je bosse en équipe, je dois cuisiner, te laver, te masser Heureusement que Véronique aide, mais elle na pas beaucoup de temps non plus.
La grand-mère voyait bien que sa petite-fille ne sortait pas, ne voyait pas damis, ni de garçons. Elle étudiait à la fac, en section gratuite, et avait choisi luniversité la plus proche, faute de mieux.
Véronique fit son stage dans une petite entreprise à quelques arrêts de bus. Quelle surprise en entrant dans le bureau du patron : Marc Roman, du bâtiment voisin ! Il avait failli la renverser en nettoyant lentrée. Elle espérait quil ne la reconnaîtrait pas.
Mais si, il la reconnut et haussa un sourcil.
Véronique, ma voisine ? Elle rougit et acquiesça.
Véronique bossait bien, Marc le remarqua. Margot, elle, surveillait la nouvelle. Lidée de Marc dembaucher des stagiaires ne lui plaisait pas : il repérait des jeunes prometteurs, mais aussi des jolies filles.
Mais elle comprit vite que Véronique nétait pas une menace. Discrète, peu maquillée, mais des yeux magnifiques. Marc la remarqua et linvita dans son bureau. Margot le vit, mais il lui dit :
Marguerite, faites-lui un contrat temporaire.
Tu vas la payer ? sétonna-t-elle, cest une étudiante.
Oui, elle est prometteuse, elle apprend vite, si elle décroche son diplôme, on pourrait lembaucher. Si elle veut, bien sûr. Margot naimait pas trop, mais ne dit rien.
Marc avait reconnu la jeune femme de ménage, et après avoir interrogé sa mère, apprit que Véronique et sa mère avaient enterré la grand-mère récemment, en sendettant pour les funérailles. Il décida de lembaucher temporairement. Il avait dabord voulu laider en lui glissant une enveloppe, mais elle refusa, les yeux effrayés, et recula. Il dut lui annoncer quelle était officiellement embauchée.
Margot et Françoise jouaient au poker, Margot se plaignait :
Jai limpression que Marc méchappe, il sintéresse à la petite étudiante.
Quelle fille ?
Ah, la voisine, je la connais, elle faisait le ménage, mais maintenant, je crois quelle ne nettoie plus les escaliers. Tinquiète, Margot, je surveille. Je doute que Marc la choisisse. Pas une beauté, très discrète Fais gaffe quil ne lembauche pas plus tard.
Mais elles ignoraient que Marc pensait déjà à Véronique autrement que comme stagiaire. Il ne pouvait sempêcher de lui parler, mais ne savait comment sy prendre. Patron ou pas, il pouvait bien discuter boulot et plus si affinités.
Il la convoqua, parla travail, puis la conversation glissa sur des sujets plus personnels. Marc se dit que leur rencontre dans lescalier nétait pas un hasard, un signe du destin
Véronique est sacrément cultivée, pensa-t-il après son départ, sérieuse, mature, passionnée de philo, et surtout, elle se fiche des cartes ça, ça lui plaisait bien.
Elle acquiesça, ravie.
Son stage terminé, Véronique devait préparer son mémoire.
Je vous attends après la soutenance, votre poste est réservé, dit Marc. Elle hocha la tête, toute contente.
Mais à la date prévue, elle ne vint pas. Marc sen voulut de ne pas avoir pris son numéro. Il demanda la fiche à Margot, qui, par précaution, avait effacé le numéro écrit au crayon, flairant le danger. Elle sen félicita.
Mais Margot navait pas prévu que le patron irait lui-même chez la demoiselle, grâce à ladresse sur la fiche.
Marc, nerveux comme un collégien, sonna chez Véronique. Un homme ouvrit, mais Véronique apparut aussitôt.
Nicolas, cest pour moi. Cest le compagnon de ma mère, dit-elle avec dédain. Marc Roman, que faites-vous ici ? dit-elle, troublée et rougissante. Heureusement que vous me trouvez, je viens de louer une chambre en colocation, je pars bientôt. Je ne veux plus rester ici
Pourquoi nêtes-vous pas venue après vos études ? On avait convenu
Véronique baissa les yeux.
Je suis passée au bureau, mais Marguerite ma dit quil ny avait pas de poste pour moi.
Marc comprit.
Bon, Véronique, oubliez la colocation, il y a un appartement de fonction, vous y vivrez, et demain, au bureau. Il y a un poste pour vous. Même deux ! plaisanta-t-il. Préparez vos affaires, donnez-moi votre numéro, voici ma carte, appelez-moi quand vous êtes prête, on vous déménage.
Trois mois plus tard, Marc épousa Véronique. Il dut licencier Margot après une discussion houleuse avec elle et sa mère, mais sexcusa et lui offrit même un cadeau.
La mère de Véronique vivait avec Nicolas, que sa fille nappréciait guère, donc elle venait rarement leur rendre visite.Avec Marc, la vie était douce, presque trop tranquille pour être honnête. Ils sétaient installés dans lappartement de fonction, qui, malgré ses murs un peu trop blancs et son parquet grinçant, avait vite pris des airs de cocon. Véronique, elle, sétait mise à cuisiner des quiches et des tartes aux pommes, comme si elle voulait prouver à tout le quartier quelle était bien française, et Marc, lui, se découvrait un goût soudain pour les promenades au parc de la Tête dOr, main dans la main, à discuter de tout et de rien.
Leur bonheur nétait pas tapageur, mais il avait ce charme discret des petits matins où lon partage un café au lait en lisant Le Monde. Les voisins, eux, ne manquaient pas de commenter : « Ah, Marc, il a enfin trouvé chaussure à son pied ! » lançait la boulangère, en leur glissant une baguette bien chaude. Même Françoise, la mère de Marc, avait fini par accepter Véronique, surtout après avoir goûté sa tarte Tatin.
Quant à Margot, elle avait pris la mouche, mais sétait vite recasée dans une autre entreprise, où elle terrorisait les stagiaires avec ses histoires de poker et ses conseils de comptabilité. Elle envoyait parfois des textos à Marc, pleins de sous-entendus, mais il répondait poliment, sans jamais trop en dire.
Véronique, elle, sépanouissait dans son nouveau poste. Elle avait troqué la blouse de ménage contre des tailleurs élégants, et ses collègues la respectaient pour son sérieux et sa gentillesse. Marc, de son côté, se sentait pousser des ailes : il avait enfin trouvé quelquun qui comprenait ses silences, ses doutes, et qui savait le faire rire même les jours de pluie.
Un soir, alors quils dînaient en tête-à-tête, Véronique annonça, un sourire malicieux aux lèvres :
Marc, tu sais, il va falloir agrandir lappartement On va être trois bientôt.
Marc faillit sétouffer avec sa bouchée de gratin dauphinois, puis éclata de rire, les yeux brillants. Il se leva, fit le tour de la table, et la serra dans ses bras, le cœur battant.
Alors là, ma chérie, on va devoir acheter plus de croissants le matin !
Et cest ainsi que, dans une ambiance de douce folie, leur petite famille commença à sagrandir, sous le regard attendri de Françoise, qui ne manquait jamais une occasion de passer avec un panier de viennoiseries et des conseils maternels, parfois un peu trop envahissants.
La vie suivait son cours, avec ses hauts, ses bas, ses parties de poker entre amis et ses balades sur les quais du Rhône. Marc et Véronique, eux, savouraient chaque instant, convaincus que le hasard, parfois, fait drôlement bien les choses.







