Tu seras la plus belle des mariées, dit sa mère en ajustant le voile, et Éloïse sourit à son reflet dans la glace.
Robe blanche, dentelle aux manches, Luc en costume élégant. Tout se déroule comme elle la imaginé depuis ses quinze ans : un grand amour, un mariage, des enfants. Beaucoup denfants. Luc rêve dun garçon, elle dune fille, alors ils se sont mis daccord pour en avoir trois, pour que personne ne soit lésé.
Dans un an, je serai déjà grand-mère, plaisante sa mère en essuyant une larme.
Éloïse croit à chaque mot.
Les premiers mois de leur union passent dans une douce euphorie. Luc rentre du travail, elle laccueille avec le dîner, ils sendorment enlacés, et chaque matin, Éloïse vérifie son calendrier, le cœur battant. Un retard ? Non, fausse alerte. Un mois de plus. Encore. Toujours rien.
À lhiver, Luc ne demande plus « alors ? » avec espoir. Il se contente de la regarder en silence quand elle sort de la salle de bain.
On devrait consulter un médecin, propose-t-elle en février, presque un an après.
Il serait temps, marmonne Luc sans quitter son téléphone des yeux.
La clinique sent leau de Javel et la résignation. Éloïse attend parmi dautres femmes au regard éteint, feuillette un magazine sur la maternité heureuse et se persuade que tout va bien. Juste un manque de chance.
Analyses. Échographies. Encore des analyses. Examens. Les noms des procédures se fondent en un cauchemar sans fin, entre tables froides et visages indifférents.
Vos chances de concevoir naturellement sont denviron cinq pour cent, annonce la médecin en consultant le dossier.
Éloïse hoche la tête, note dans son carnet, pose des questions. Mais à lintérieur, tout se fige.
Le traitement débute en mars. Et avec lui, les changements.
Tu pleures encore ? demande Luc, debout dans lembrasure de la porte, plus agacé que compatissant.
Ce sont les hormones.
Trois mois ? Tu vas arrêter de faire semblant ? Jen ai marre !
Éloïse voudrait expliquer que la thérapie prend du temps, que les médecins promettent des résultats dans six à douze mois. Mais Luc est déjà parti, la porte claquée.
La première FIV est programmée pour lautomne. Deux semaines durant, Éloïse reste alitée, craignant de briser le miracle.
Négatif, annonce sèchement linfirmière au téléphone.
Éloïse seffondre dans le couloir et y reste jusquau retour de Luc.
Tu sais combien on a dépensé pour tout ça ? demande-t-il au lieu de sinquiéter.
Je nai pas compté.
Moi si. Près de cent mille euros. Et pour quoi ?
Elle ne répond pas. Il ny a rien à dire.
Deuxième tentative. Luc rentre désormais après minuit, parfumé dune odeur étrangère, mais Éloïse ne pose pas de questions. Elle ne veut pas savoir.
Encore un échec.
On arrête ? demande Luc, assis en face delle à la cuisine, jouant avec une tasse vide. Ça suffit ?
Les médecins disent que la troisième fois est souvent la bonne.
Les médecins disent ce quon leur paie pour dire.
La troisième fois, Éloïse affronte tout presque seule. Luc « travaille tard » chaque soir. Les amies ne téléphonent plus lassées de consoler. Sa mère pleure au téléphone, répétant « si jeune, si belle, pourquoi ça ? ». Quand linfirmière prononce « malheureusement » pour la troisième fois, Éloïse ne pleure même plus. Les larmes se sont taries entre le deuxième traitement et une nouvelle dispute sur largent.
Tu mas trompé.
Luc est debout au milieu du salon, rouge de colère.
Trompé comment ?
Tu savais. Tu savais que tu étais stérile et tu mas épousé quand même !
Je ne savais pas ! Le diagnostic est tombé un an après le mariage, tu étais là chez le médecin
Ne mens pas ! Il sapproche, Éloïse recule instinctivement. Tu as tout manigancé ! Tu as trouvé un idiot pour tépouser, et ensuite surprise ! Pas denfants !
Luc, je ten prie
Assez ! Il saisit un vase et le jette contre le mur. Je mérite une vraie famille ! Avec des enfants ! Pas ça !
Il la désigne comme une erreur, une anomalie.
Les disputes deviennent quotidiennes. Luc rentre furieux, se tait toute la soirée, puis explose pour un rien : la télécommande mal placée, la soupe trop salée, sa respiration trop bruyante.
On va divorcer, annonce-t-il un matin.
Quoi ? Non ! Luc, on peut adopter, jai lu
Je ne veux pas dun enfant dun autre. Je veux le mien. Et une femme qui peut le porter.
Donne-moi une dernière chance. Je taime.
Moi, je ne taime plus.
Il le dit calmement, les yeux dans les yeux. Et cest plus douloureux que tous ses cris.
Je fais mes valises, dit-il un vendredi soir.
Éloïse, emmitouflée dans un plaid, le regarde jeter ses chemises dans la valise. Mais il ne peut partir sans blesser encore.
Je pars parce que tu es stérile.
Luc insiste là où ça fait mal.
Je trouverai une vraie femme.
Éloïse se tait.
La porte claque. Lappartement plonge dans le silence. Et cest là quelle pleure pour la première fois depuis des mois, à en perdre la voix.
Les premières semaines après le divorce se fondent en une grisaille. Éloïse se lève, boit du thé, se recouche. Parfois elle oublie de manger, parfois quel jour on est. Les amies passent, apportent des plats, rangent, tentent de la faire parler elle acquiesce, puis se replie dans son plaid, fixant le plafond.
Mais le temps passe. Jour après jour, semaine après semaine. Un matin, Éloïse se dit : ça suffit.
Elle se lève, prend une douche, jette tous les médicaments du frigo et sinscrit à la salle de sport. Au travail, elle demande un nouveau projet complexe, trois mois, exigeant. Le week-end, elle part en excursions, puis en courts voyages. Lyon, Bordeaux, Strasbourg.
La vie continue.
Elle rencontre Mathieu à la librairie ils attrapent en même temps le dernier roman de Stephen King.
Les dames dabord, sourit-il en sécartant.
Et si je vous le laisse, vous minvitez à prendre un café ? lance-t-elle, surprise par sa propre audace.
Il rit, et ce rire la réchauffe.
Autour dun café, il parle de Camille sa fille de sept ans, quil élève seul depuis la disparition de sa mère. Des nuits difficiles, des tresses apprises sur YouTube, des appels de Camille à sa maman.
Tu es un bon père, dit Éloïse.
Jessaie.
Elle ne veut pas mentir. Au troisième rendez-vous, quand elle comprend que Mathieu nest pas une rencontre de hasard, elle lui dit tout.
Je ne peux pas avoir denfants. Diagnostic officiel, trois FIV ratées, mon mari est parti. Si cest important pour toi, il vaut mieux le savoir maintenant.
Mathieu reste silencieux longtemps.
Jai Camille, finit-il par dire. Ce qui compte, cest toi, même sans enfant commun.
Mais
Tu pourras, linterrompt-il dune phrase étrange.
Comment ça ?
Être mère. Si tu le veux. Ma mère a eu un diagnostic similaire. Et pourtant, je suis là. Parfois, les miracles arrivent.
Camille laccepte étonnamment vite. Au premier rendez-vous, elle la jauge, répond à peine, mais quand Éloïse demande son livre préféré, elle sanime et parle une demi-heure de « Harry Potter ». Au deuxième, elle prend la main dÉloïse. Au troisième, elle demande une tresse « comme Elsa ».
Elle taime bien, constate Mathieu. Elle na jamais accepté quelquun aussi vite.
Deux ans passent sans quon les voie filer. Éloïse emménage chez Mathieu, apprend à faire des crêpes le samedi, connaît par cœur tous les épisodes de « La Pat Patrouille » et retrouve la force daimer. Vraiment, sans peur, sans méfiance.
Le soir du Nouvel An, quand les cloches sonnent minuit, Éloïse fait un vœu. Ses lèvres murmurent : « Je veux un enfant ». Elle a peur de ses propres mots pourquoi rouvrir les blessures ? mais le vœu senvole déjà vers les étoiles.
Un mois plus tard, elle a du retard.
« Impossible, pense Éloïse en voyant les deux traits. Test défectueux. »
Deuxième test. Deux traits.
Troisième. Quatrième. Cinquième.
Mathieu, dit-elle en sortant de la salle de bain, les jambes tremblantes. Je je ne comprends pas
Il comprend avant quelle ait fini. Il la soulève, la fait tourner, lembrasse sur le front, le nez, les lèvres.
Je le savais ! Je te lai dit tu y arriverais !
Les médecins la regardent comme une énigme. Ils ressortent les anciens dossiers, relisent les analyses, prescrivent de nouveaux examens.
Cest impossible, répète la médecin. Avec votre dossier Je nai jamais vu ça en vingt ans de carrière.
Mais je suis enceinte ?
Vous lêtes. Huit semaines. Tout va bien.
Éloïse rit.
Quatre mois plus tard, elle croise un ami de Luc au supermarché.
Tu as des nouvelles de Luc ? demande-t-il en jetant un œil à son ventre arrondi. Il sest marié pour la troisième fois. Et toujours rien. Ça ne marche pas.
Ça ne marche pas ?
Oui. Les enfants. Ni avec la deuxième, ni la troisième. Les médecins disent quil a des soucis. Tu te rends compte ? Et il ta tout mis sur le dos.
Éloïse ne sait quoi répondre. Elle ne ressent rien ni rancune, ni joie mauvaise. Juste un vide là où lamour était.
Son fils naît en août, un matin ensoleillé, alors que Camille attend avec Mathieu dans le couloir, plus anxieuse que tous.
Je peux le tenir ? demande Camille en entrant dans la chambre.
Doucement, dit Éloïse en lui confiant le petit paquet. Soutiens bien sa tête.
Camille observe son petit frère, les yeux ronds, puis lève les yeux vers Éloïse.
Maman, il sera toujours aussi rouge ? Maman
Éloïse pleure, Mathieu les serre toutes les deux, Camille regarde tour à tour ses parents et le bébé, sans comprendre pourquoi tout le monde pleure.
Et Éloïse comprend une chose essentielle. Parfois, il suffit davoir la bonne personne à ses côtés pour croire à limpossible.


