La mauvaise passe est arrivée sans crier gare. On ne sait jamais quand le destin va se déverser sur nous comme une avalanche de neige.Je suis Guillaume, chauffeur routier qui, depuis cinq ans, trace la route entre la France et la Finlande, de Helsinki à Paris, et retour. Sur le parebrise, la photo de ma chère Camille, la radio NRJ qui diffuse ses tubes, un café noir bien chaud dans le thermostout ce quil faut à un camionneur. Mais il manque encore quelque chose: lodeur familière du foulard tricoté par ma mère, la poignée de main ferme de mon père avant chaque départ, et la certitude que, chez moi, on mattend et on maime. Cette attente constante, chaque jour, chaque heure, chaque seconde.
Un jour, je nai pas repris le chemin du retour. Quelques jours plus tard, Camille a appris que jétais à lhôpital de Lille. Un autre conducteur na pas pu maîtriser son semiremorque dans un virage, on a glissé, les deux camions se sont couchés sur le côté. Le responsable sen est sorti avec une simple frayeur, alors que ma tête a subi un grave traumatisme. Les parties du cerveau responsables de la mémoire ont été touchées. Ça aurait pu être pire: perdre la parole, les membres, la volonté Mais le sort en a décidé autrement. Je ne me souvenais ni de mon nom, ni de qui jétais, ni de ce qui sétait passé. Quand ma famille est entrée dans la chambre, je les voyais comme des étrangers. Les médecins nont pu promettre rien de positif. Le cerveau est un mécanisme complexe, et la volonté de Dieu seul décide de la guérison. Si je récupère, ce sera une bénédiction; sinon, il faudra apprendre à vivre avec.
À ma sortie, les choses se sont avérées bien plus compliquées quon ne lavait imaginé. Non seulement le passé était effacé, mais ma mémoire à court terme me jouait des tours. Tout ce qui sest passé il y a trois heures méchappait, certaines compétences du quotidien mont quitté. Je ne pouvais ni réchauffer un plat sur le feu, ni me balader seul. Le danger de me perdre en rentrant à la maison était réel. Heureusement, aucune fonction intellectuelle, aucune volonté, aucune motricité ou émotion na été détruite; je nai pas perdu mon esprit, seulement la mémoire, qui, avec le temps, pouvait revenir. Cest ainsi que la vie se joue parfois.
Camille était enceinte. Elle a pris un congé maternité et sest consacrée entièrement à moi. La nuit, elle pleurait en se rappelant comment je prévoyais déjà les jouets pour notre futur bébé, ramenant à chaque trajet une petite peluche ou un camion miniature.
«Pourquoi, Guillaume?», gémit-elle, «ce nest pas encore le moment. On dit quon ne doit jamais acheter à lavance, cest de mauvais augure.»
«Ces superstitions, ma chère», répondaisje en la balançant doucement dans mes bras, «je veux que notre petite fille, en ouvrant sa chambre, soit submergée de joie. Un océan de jouets, un véritable océan.»
Je rangais chaque jouet sur les étagères, les posais sur le rebord de la fenêtre, les suspendais au-dessus du berceau. Au moment de ma sortie, linfirmière ma remis un petit ourson en peluche.
«Un portebonheur?», a demandé Camille, amusée.
«Oui, un talisman.»
Je lai placé non pas dans la chambre de la petite, mais sur la table de chevet du mari, comme rappel dun petit monde à protéger.
Nous nous baladions souvent dans le parc, riant, dégustant une glace. Les passants nous voyaient comme le couple heureux, bientôt agrandi. Mais après une petite sieste après la promenade, je ne me rappelais plus la balade, ni que javais une épouse enceinte. Camille devait sans cesse tout recommencer, me redire quelle était ma femme, que notre petite fille allait arriver. Les parents de Camille prenaient grand soin de nous, laidant à surmonter les nouveaux défis.
Un soir, le père de Camille, Jean, ma appelé dans la cuisine, a fermé la porte et a dit:
«Camille, on comprendra si tu décides de partir. Tu es jeune, belle, la vie est longue devant toi. Mais combien de temps tiendrastu ? Dans un an ou deux, tu le détesteras. Et si ta mémoire ne revient jamais? Le progrès est encore invisible. Mais ne tinquiète pas pour la petite, nous laimerons, elle sera notre petite perle. Nous taiderons si besoin, daccord?»
Le cœur de Camille a flambé. La fatigue, langoisse et la blessure de ces mots se sont mélangées. Elle a souri, a simplement incliné la tête vers son beaupère. Jean, les cheveux grisonnants, la caressée et a murmuré:
«Ne te décourage pas, ma fille, on sen sortira. Tu es forte, même avec ce poids de deux vies sur tes épaules.»
Camille était toujours mince, petite. À côté delle, je paraissais gigantesque. La première fois quelle est venue chez mes parents, ils ont été surpris, mais nont rien dit. Puis ils ont demandé à leur fils: «Elle est vraiment comme du cristal! Où lastu rencontrée?» Ils ont tout de suite aimé Camille: douce, un peu timide, et surtout chaleureuse envers les beauxparents. Depuis, je lappelle souvent «ma petite cristalline».
Notre fille est née, elle sappelle Mila. Jai accueilli Camille au lieu de naissance, le cœur débordant de joie. Le lendemain, jai demandé: «Cest quoi ce bébé?» et elle a dû tout recommencer. Elle sest habituée à répéter sans cesse la même histoire, en y ajoutant toujours les mêmes petites précisions sur Mila. Chaque fois que je tenais ma fille dans les bras, mes yeux brillaient de bonheur.
Au début, Camille a déplacé le berceau de Mila de la chambre denfants à la sienne, pour la garder près delle (la petite était très agitée, ne dormait pas). Elle ne pouvait plus dormir du tout. Les nuits blanches ont fini par tarir son lait maternel.
«Ma fille, on va vous amener chez nous, cest trop dur pour toi toute seule», a proposé ma mèrepère, Claire.
«Non, je peux,» a répliqué Camille, ne voulant pas alourdir leurs inquiétudes, sachant que les années les rattraperaient.
Mila a été mise sous lait artificiel. Un soir, Camille sest réveillée, non pas à cause des pleurs de la petite, mais en entendant doucement une berceuse :
Dans la chambre les jouets sont éparpillés,
Les enfants dorment, rêve sucré,
Le renard vole les biscuits,
Léléphant fait les siennes à la porte,
Les jours filent comme une tempête,
Dehors la neige scintille,
La lune trace son ombre argentée.
Elle a levé les yeux et a vu moi, berçant notre fille. Dune main, je tenais un précieux paquet, de lautre, le biberon que Mila suçait. Elle sest assise doucement sur le lit, sans dire un mot, craignant de troubler mon sommeil. La lumière de la pleine lune baignait la pièce, chaque recoin était illuminé.
«Voilà le vrai bonheur,», a pensé Camille.
Jai installé Mila, pris le petit ourson et lai placé dans le berceau: «Cest pour toi, ma petite, mon don.» Puis, grelottant, je me suis glissé sous la couverture aux côtés de ma femme.
«Je taime tant, ma petite cristalline.»







