VACANCES POUR MAMAN
Émilie, épuisée, marchait lentement sur le trottoir menant à lécole. On lavait encore convoquée chez le directeur : cétait la troisième fois ce trimestre. Elle avait dû demander à sa collègue de la remplacer le soir à lentrepôt. Elles sentraidaient souvent, car pour toutes les deux, lemballage des commandes dans la boutique en ligne nétait quun petit boulot dappoint.
On ne leur versait que quelques euros, mais le salaire arrivait chaque semaine sans retard, et le travail nétait pas compliqué. Pas compliqué, certes, mais quand cest le troisième emploi, chaque effort supplémentaire épuise. Émilie avançait, et malgré tout, elle se réjouissait un peu dêtre appelée à lécole. Un motif de joie discutable, mais pour elle, cétait une occasion de souffler. Comme elle était fatiguée de cette course sans fin pour largent et de la lutte pour survivre.
Dans trois mois, elle devait rembourser le crédit, et il nen resterait plus quun paiement. Cela lui donnait du courage. Émilie sétait promis quaprès la dernière échéance, elle irait avec son fils Lucien à la pizzeria pour fêter ça. Ils avaient bien mérité une fête toute une année à se priver pour rembourser le prêt contracté autrefois par son mari.
Lucien lattendait sur le perron, et, main dans la main comme une équipe soudée, ils allèrent écouter les reproches du directeur. Émilie savait déjà tout ce quon allait lui dire, sur les études et sur le comportement.
Votre fils, la directrice, Madame Lefèvre, lança un regard lourd de sens à la mère, a traité un camarade de « vilaine brebis » ! Et cela alors quil répondait au tableau. Doù lui viennent de telles expressions ? Comment parlez-vous à la maison ?
Ce nest pas à la maison, il a appris ça à lécole, répondit Émilie, lasse.
En général, le comportement de Lucien est déplorable : il manque de respect aux professeurs, embête ses camarades, chante en classe, fait du bruit avec des papiers, va aux toilettes et revient sans cesse.
Je vais lui parler, Émilie serra la main de son fils sous la table.
Émilie Dubois, cest la troisième fois ce trimestre que vous êtes dans ce bureau ! Que va-t-il se passer ensuite ? Au collège, personne ne le dorlotera.
Je comprends.
Que comprenez-vous ? Cest facile pour vous : vous laissez votre enfant à la garderie jusquà 19 heures, et vous ne venez que lorsque lécole ouvre. Cest lécole qui élève votre fils !
Madame Lefèvre, nous vivons à deux, il ny a que nous. Je travaille sur trois emplois, à cause du crédit immobilier et du prêt que mon défunt mari avait pris. Il nest plus là, mais la dette est restée. Jai un jour de repos, et encore, pas toujours complet si on me propose un extra, jaccepte. Je fais tout ce que je peux pour nous nourrir.
Lucien comprend tout cela et ne me demande jamais rien de superflu. Jessaie de lui parler davantage, mais je nai pas toujours la force. Je sais que cest ma responsabilité, mais je ne peux pas lenvoyer à lécole affamé et en pantalon trop court, alors je travaille beaucoup. Émilie naurait pas dû dire tout cela, mais cest sorti, comme un trop-plein.
La directrice se tut. Elle sembla remarquer la fatigue de la femme assise en face delle, ses cheveux ternes rassemblés en un simple chignon, ses épaules affaissées. Elle eut pitié delle et, adoucissant un peu son ton, ajouta :
Et surtout, Lucien travaille bien, il na aucun problème scolaire. Il a obtenu la troisième place à lolympiade du quartier, il participe aux concours artistiques. Cest un bon garçon, seul le comportement pose problème. Comprenez-moi, je ne peux pas ignorer les plaintes. Les professeurs narrivent pas à le gérer, les autres parents se plaignent. Aujourdhui, les enseignants ont moins de droits, mais chaque enfant veut simposer dans le processus éducatif. Voilà pourquoi je vous convoque, car après ces entretiens, le comportement de Lucien saméliore.
Je comprends.
Bien, je ne vous retiens pas plus longtemps. Parlez-lui encore à la maison, faites le point. Je suis sûre quil comprendra, il est intelligent, seul le comportement cloche.
Daccord, je lui parlerai.
Et toi, ne déçois pas ta maman ! La directrice lança à Lucien un regard sévère, sa voix se fit plus dure Comporte-toi bien, ta mère a déjà assez de soucis !
Le garçon acquiesça, Émilie se leva, comprenant que la conversation touchait à sa fin.
Faites entrer les suivants, sil vous plaît. Bonne journée.
Au revoir.
La mère et le fils quittèrent lécole. Émilie respira avec plaisir lair frais dautomne : les derniers jours doctobre, bientôt il ferait froid, mais pour linstant il faisait encore doux en journée.
Ils rentreraient à la maison, et pourraient discuter. Elle navait pas vraiment envie de faire la leçon cela demandait aussi de lénergie, mais comme toute mère, elle devait sans doute le faire.
Lucien, dis-moi ce qui se passe ? Lan dernier, je nai pas mis les pieds à la réunion des parents, et cette année, je viens à lécole comme au travail.
Rien, maman, le garçon poussait des cailloux du pied.
Peut-être que la prof principale ten veut ? Les garçons tembêtent ?
Non, tout va bien. Les garçons sont sympas et Madame Moreau est gentille, quand on ne lénerve pas.
Alors quoi ? Je ne comprends pas, explique-moi, sil te plaît, elle sarrêta et regarda son fils dans les yeux.
En septembre, on a eu une heure de vie de classe, et Madame Moreau a dit quil fallait donner du repos aux enfants. Quand tu es convoquée chez le directeur, tu demandes à quitter le travail, et le soir tu ne vas pas à lentrepôt, tu restes à la maison et tu te reposes, et le lendemain tu es de meilleure humeur.
Tu fais ça pour que je me repose ?? sexclama la mère, stupéfaite.
Oui. Maman, jai économisé de largent et jai acheté du sel marin et de la mousse pour le bain, jai vu ça dans une publicité. Hier à la cantine, ils ont donné des chaussons à la confiture, et aujourdhui des brioches. Je nai pas mangé, tout est dans mon sac. On rentre, on boit un bon thé, et après tu prends un bain.
Mon fils, murmura Émilie en essuyant ses larmes Comme tu es devenu grand et attentionné ! Tu es déjà un vrai petit homme ! Allons boire le thé, puis je prendrai un bain. Cest une excellente idée. Merci infiniment.
Émilie lui expliquerait bien sûr que faire des bêtises à lécole nest pas la meilleure idée, et que bientôt elle aura fini de rembourser un crédit, il ne restera que lemprunt immobilier. Elle promettrait à son fils quils choisiraient un jour où ils ne feraient rien, même pas les devoirs, juste se reposer.Pour linstant, elle serrait la main de son petit grand Homme et avançait vers la maison, le cœur un peu plus léger. Sur le chemin, Lucien lui raconta quil avait aussi gardé une pomme de la cantine, « pour le goûter, maman, avec le thé, ce sera parfait ». Émilie sourit, touchée par tant de sollicitude, se rappelant quautrefois, elle-même préparait des goûters pour sa mère, dans leur petit appartement de Lyon.
Arrivés chez eux, Lucien sempressa de sortir les brioches et la pomme de son sac, les disposant sur la table avec une fierté discrète. Émilie mit la bouilloire à chauffer, puis sassit un instant, observant son fils qui, du haut de ses dix ans, semblait déjà porter le poids du monde sur ses épaules, mais avec une tendresse et une maturité qui la bouleversaient.
Tu sais, Lucien, il nest pas nécessaire de tout porter tout seul, murmura-t-elle, la voix tremblante. Je suis là, et même si je suis fatiguée, je veux toujours técouter.
Je sais, maman, répondit-il, en posant sa main sur la sienne. Mais parfois, je veux juste que tu sois heureuse, même si cest juste pour un soir.
Ils partagèrent le goûter dans le calme, savourant le thé et les brioches, tandis que la lumière dorée de lautomne filtrait à travers les rideaux. Après le repas, Lucien insista pour préparer le bain, versant le sel marin et la mousse dans leau, comme il lavait vu dans la publicité. Émilie se laissa glisser dans la baignoire, fermant les yeux, laissant la fatigue séloigner un peu, bercée par le parfum apaisant et le murmure lointain de son fils qui chantonnait dans la cuisine.
Ce soir-là, il ny eut ni leçon, ni reproche. Juste une mère et son fils, réunis dans la douceur dun moment volé à la routine, se promettant quun jour, bientôt, ils prendraient le temps de ne rien faire, de savourer la vie, simplement. Et dans le silence de la maison, Émilie se dit quau fond, malgré les dettes, les soucis et les nuits courtes, elle avait tout ce quil fallait pour être heureuse : lamour de son enfant, et la certitude quensemble, ils pouvaient affronter le monde.







