Cher journal,
Ce soir, alors que les lampadaires de la rue Montorgueil jetaient une lueur timide sur la neige qui tombait doucement, je me souviens de cette soirée doctobre où tout a basculé. Marc et moi venions de quitter la terrasse dun petit bistrot où nous fêtions lanniversaire de Julien, un ami, et nous rentrions vers notre appartement du 12e arrondissement. Le vent faisait virevolter les flocons comme de petites feuilles dor.
«Quelle beauté!», mécriai-je, les yeux perdus dans le tableau blanc de la nuit.
«En effet,», acquiesça Marc en me serrant contre lui, comme pour me protéger du froid.
Nous avançâmes quelques mètres quand, soudain, jentendis un léger gémissement.
«Tu entends?», demandai-je à mon mari.
«Oui, un bébé pleure,» répondit-il, scrutant les alentours.
«On laisse vraiment les nourrissons errer par ce temps? Le cri est si aigu,» murmurai-je, le cœur serré. «Il doit être tout près, mais je ne sais pas où.»
Nous nous arrêtâmes, les yeux cherchant le moindre signe.
«Par là!», sécria Marc, se précipitant vers le parc des ButtesChaumont. Sur un banc recouvert de neige, un petit paquet de tissu abandonné laissait échapper le bruit dun pleur.
«Quel petit être», chuchotai-je, en le soulevant avec précaution.
«Où sont ses parents?»
«Ils lont probablement laissé ici, seul,» supposa Marc.
Je pris le bébé dans mes bras, et le petit se calma aussitôt. «Petit ange, qui ta fait tant de mal?», susurrai-je avec tendresse. «Comment des parents si cruels ont pu laisser un enfant au froid?»
De retour chez nous, je le déposai sur le sofa, le dépliai et découvris une petite fille dà peine quelques semaines, emmitouflée dans un vieux drap à carreaux usé. Sa chemise était trouée, et la couverture était à peine assez grande pour la couvrir.
«Il faut la nourrir tout de suite, et le coucheculotte a dû être changé il y a plusieurs heures,» sanglota ma voix.
«Je cours tout de suite faire les courses,» proposa Marc.
«Achète du lait maternisé, des biberons et des couches,» précisa-t-elle, tandis que je berçais la petite, prête à éclater en sanglots.
Après quinze minutes, Marc revint avec des lingettes jetables, le seul stock que nous avions.
«Voilà, on va la changer et la nourrir,» sexclama-t-elle, sactivant autour delle. Sa peau était pâle, marquée de rougeurs. Je lappliquai doucement avec de la crème pour bébé, puis posai les nouvelles couches. La petite saccrocha à la tétine comme si elle navait jamais mangé.
«Il faut prévenir la police, sinon on pourrait être accusés denlèvement» proposa Marc.
«Je suis daccord,» acquiesçai-je, en la couchant doucement.
Au petit matin, les services sociaux et la police foulaient notre salon. Jobservais, le cœur en sang, la petite être arrachée de nos bras. En sept ans, Marc et moi navions jamais eu denfant. Javais même perdu mon premier bébé au quatrième mois de grossesse. Nous avions perdu tout espoir dêtre parents. Cette petite, peutêtre elle était la fille de quelquun qui lavait abandonnée.
Seul, nous restâmes avec nos pensées tournées vers ce destin.
«Mon amour, comme jaimerais la tenir encore une fois! Elle est si mignonne,» dis-je.
«Cette agitation autour dun tout petit être», répondit Marc, son regard perdu dans la fenêtre où des mères poussaient leurs poussettes.
Trois mois passèrent. Aucun parent biologique na jamais été retrouvé. Nous lavons appelée Églantine. Nous avons acheté tout ce dont elle avait besoin: un landau, un lit, des vêtements, des jouets. Elle était devenue notre petite fierté. Je me promenais fièrement avec son poussette rose dans la cour de notre immeuble, échangeant des sourires avec les autres mamans du quartier. Personne ne doutait que nous ferions tout pour elle.
Églantine grandit rapidement. À dixsept ans, elle obtenait son baccalauréat avec mention très bien, prête à entrer à lÉcole normale supérieure. La soirée de son bal de promo, toute la famille était réunie autour dune grande table pour fêter cela. Soudain, on frappa à la porte.
«Je vais ouvrir, vous, mes filles, asseyezvous,» dis-je en souriant, ouvrant le vestibule.
Deux personnes en état débriété, un homme et une femme, se jetèrent dans le salon en hurlant.
«Ma petite, félicitations pour ton diplôme!», lança la femme en manteau gris usé.
«Nous sommes si fiers de toi, ma chère,», ajouta lhomme, se frottant la nuque comme sil cherchait les mots.
«Qui êtesvous?», cria Églantine, stupéfaite.
«Nous sommes tes vrais parents, ma fille,», répondit la femme dune voix rauque. «Nous tavons trouvée sur ce même banc il y a dixsept ans.»
«Maman, papa, questce que tout ça?», sécria Églantine, les larmes aux yeux.
«Ce ne sont que des ivrognes, ils ne veulent que boire,» tenta de la rassurer Marc.
Églantine, les larmes aux yeux, les mots tremblants, leur demanda de partir. Elle ne voulait pas que ces étrangers ruinent la vie quelle avait bâtie. Après un bref échange, les intrus sen allèrent, laissant derrière eux une odeur de rouge à lèvres et de désespoir.
Je fermai la porte, poussé dun grand soulagement. «Quel parfum de désespoir ils laissent,», dis-je, ouvrant la fenêtre pour laisser entrer lair frais.
Églantine, intriguée, demanda à ses parents si tout était vrai. Son père hocha la tête, la mère baissa les yeux, et ils racontèrent comment ils lavaient trouvée, seule, gelée, sur le banc du parc, enveloppée dans une vieille couverture. Ils expliquèrent le chaos administratif de ladoption.
«Alors alors, maman, papa, je vous aime encore plus!», éclata-t-elle, presque en sanglots, les bras serrés autour deux. Elle ne pouvait imaginer ce qui aurait pu arriver si ils navaient pas été là ce soir-là.
Les années passèrent. Les visiteurs indésirables ne revinrent plus. Églantine devint enseignante dans un collège de la banlieue, mais noublia jamais les frères et sœurs quelle navait jamais rencontrés. Un jour, elle décida de les retrouver.
Accompagnée de son compagnon, Vénérable, elle se rendit à une maison délabrée, où vivaient encore deux enfants, un petit garçon et une petite fille, délaissés par une mère alcoolique. Elle frappa à la porte grinçante, et une vieille femme la reconnut immédiatement.
«Ah, vous êtes enfin là! Entrez, mais qui est ce monsieur?» marmonna la femme.
«Cest mon fiancé, mais nous ne sommes pas venus pour boire,» répondit Vénérable.
La femme, amère, leur lança un regard hostile, rappelant le père décédé lan passé. Au seuil, deux yeux denfants méfiants les observèrent. Vénérable leur tendit deux grandes boîtes de bonbons, qui disparurent en quelques secondes.
Dans la pièce voisine, un garçon maigre semblait trembler. «Voici notre petit Misha, il est timide mais gentil, il rêve détudier,» chuchota la vieille femme.
Églantine savança, souriant : «Enchantée, je suis ta sœur,» tenditelle la main. Le garçon, hésitant, la serra finalement.
Églantine et Vénérable prirent Misha sous leur aile, le firent intégrer une école, lui trouvèrent un appartement à Paris. Chaque jour, ils le visitaient, le voyant grandir, sourire, raconter des blagues. La mère alcoolique, quant à elle, disparut un jour, emportée par ses propres excès.
Nous, Marc et moi, avions fini par adopter deux autres enfants, Arthur et Violette, que nous élevâmes avec amour. Ils grandirent, devinrent psychologues, ouvrirent leurs propres cabinets, offrant aide et réconfort à ceux qui, comme nous, avaient connu la douleur dune enfance perdue.
Aujourdhui, en écrivant ces lignes, je repense à ce banc enneigé, à ce cri qui a changé nos vies. Le destin, parfois cruel, parfois généreux, nous a offert une petite fille, puis nous a rappelé nos racines. Je suis reconnaissante, même si le passé reste parfois une plaie ouverte. Mais chaque sourire dÉglantine, chaque réussite dArthur et de Violette, me rappelle que lamour peut vraiment tout guérir.
À demain, cher journal.







