L’Homme au Rabot

Au début du mois doctobre, alors que les érables de la rue voisine laissaient encore leurs dernières feuilles jaunes, et que le sol senfonçait sous le craquement du premier tapis dfeuilles mortes, Alexandre Moreau ouvrit son vieux coffre en contreplaqué au centre du petit salon. Un canapé, une table ronde, une étagère étroiteil ne restait plus de place pour dautres meubles. Il disposa sur le plateau les planes, les ciseaux à bois, les équerres, comme pour faire lappel des vieux camarades. Le métal brillait à peine après avoir été poli, les manches en bois exhalaient le parfum discret de lhuile de lin quil les avait imprégnés la veille. Lhomme et ses outils dialoguaient en silence, mais la conversation était riche, ponctuée de longues rêveries.

Latelier où il avait travaillé quarantetrois ans était désormais fermé: le propriétaire voulait le transformer en entrepôt de fenêtres en PVC. Du vendredi au lundi, il devait tout évacuer, même le dernier clou. Alexandre sauva alors son trésor de trente ansles outils quil avait récupérés aux marchés et auprès danciens maîtres. Dans son petit deuxpièces, lespace était quasi inexistant, mais il glissa le coffre sous le lit, se disant que le temps dirait ce quil en serait. Un an plus tard, à lautomne, lidée que les planes dorment sans être utilisées le taraudait. Il ne pouvait plus dormir avant davoir trouvé une solution simple: montrer aux voisins ce que signifie le bois entre les mains dun homme.

Il fixa sur la table une plaque gravée à même un morceau de hêtre, où figuraient les mots « Outils et hommes ». Ce soirlà, il sonna la porte de trois appartements de limmeuble et invita timidement les voisins à un « musée à domicile ». La retraitée du logement den face, ajusta ses lunettes et promit de venir avec son petitenfant. Ladolescent du cinquième étage resta perplexe: « Cest comme un musée, mais sans billets? » « Et sans conférences ennuyeuses », rétorqua Alexandre. Il comprit alors quil faudrait vraiment éviter lennui, sinon les enfants ne viendraient pas.

La veille de lexposition, il se leva tôt, prépara un café, et toucha le coffre. Ses doigts sentèrent que le revêtement de tissu sétait légèrement fêlé aux coinsles années laissaient leurs traces. Il répartit les pièces dans la pièce: sur le rebord, un petit rabot à main ; sur la commode, trois sortes de gouges ; contre le mur, un établibouc, remonté dans sa jeunesse. À chaque objet il attribua une histoire: où il avait été acheté, qui lavait façonné. En les racontant à haute voix, il ne reproduisait pas tant de faits que les destins des personnes qui les avaient côtoyés. Un outil vit tant quon se souvient de lui.

Le samedi, la porte souvrit en grand: dabord arrivèrent Paulette du cinquième étage et son frère Théodore. La petite glissa son doigt le long du tranchant du rabot, étonnée de voir « la surface comme un miroir ». Alexandre montra comment une planche rabotée reste lisse si la lame est bien réglée. Autour deux samassèrent dautres voisins: la comptable du troisième étage, une étudiante en architecture, deux garçons avec leurs trottinettes. Pour chacun il trouva un souvenir bref. La pièce était étroite, mais lair restait léger: les fenêtres entrouvertes laissaient séchapper le parfum chaud dhuile et de copeaux. Les auditeurs écoutaient comme sils réveillaient un sentiment oubliéle respect du travail manuel.

Au crépuscule, lexposition se termina, mais la porte restait encerclée de questions. « Peuton revenir, pour les enfants? » « Organiserezvous un atelier? » « Jai un vieux tabouret qui grince, pouvezvous mapprendre à le réparer? » Ces mots réchauffaient plus quun radiateur. Alexandre promit, à lui-même et aux visiteurs, de revenir à son tour, même sans les murs de latelier.

Lundi suivant, il visita un local semisouterrain de limmeuble den face, proposé pour un atelier ponctuel. Les néons vacillaient, le béton sentait la poussière, mais lespace semblerait suffisant. Le propriétaire se montra abrupt: il refusa une utilisation ponctuelle et remit une lettre de mise en demeure: « À compter du premier octobre, le loyer augmente de trois fois. » Le papier crissa comme les feuilles mortes sous les bottes. La clause du bail mentionnait un préavis dun mois. Tout était formel, aucune contestation possible.

Le soir, assis dans sa cuisine, il regarda les réverbères du quartier vaciller sous le vent qui emportait les dernières feuilles daulne. Dans son imagination se dessinaient létabli vide et les gens qui commençaient à le remarquer. Un malaise grandit: sil tardait, lexposition resterait le seul éclat, avant que tout ne retombe sous le lit.

Une nuit agitée passa. Au matin, il sortit dans la cour, le courrier de laugmentation glissé dans la poche. Le concierge ramassait les feuilles mouillées, des adolescents chargeaient leurs sacs sur une épaule. Sur le banc, la même petite Paulette attendait sa mère. Dans ses mains se tenait une petite planche lisse, sur laquelle elle avait découpé une lettre «L» parfaitement taillée. Elle souriait et montra les échardes sur ses doigts, fière de son travail. Ce instant relia la plane dAlexandre à la nouvelle lettre de la petite.

Il imprime alors une dizaine daffiches: « Mardi, dixheures, dans la cour, cours de menuiserie. Tous âges confondus. » Il les colla sur le tableau daffichage du hall avec du ruban adhésif bleu.

Mardi, il sortit de son placard un établi pliant, lattacha avec une sangle et le transporta dans la cour. Autour dun banc, il étala une toile de jute, disposa deux planes, une défonceuse, une boîte de ciseaux, du papier de verre. Il suspendit une petite pancarte: « Atelier aujourdhui, dixheures ». Les passants sarrêtaient, souriaient, demandaient si le bruit serait fort. Il répondait: « Seul le cliquetis des marteaux, les copeaux et les histoires. Le bruit, cest la vie. » Le papier sur laugmentation de loyer resta chez lui, pressé sous un livre, comme rayé du jour.

La première rencontre en plein air débuta sous un ciel gris. La lumière déclinait, mais ils disposaient encore dune heure avant la nuit. Quatre enfants, deux adultes et le concierge curieux se rassemblèrent. Alexandre montra comment lire la sécheresse dune planche à la coupe, comment choisir la bonne gouge, pourquoi la queue dhirondelle exige patience. Il laissa les enfants essayer, corrigea leurs gestes, plaisanta, rappelant les maîtres qui autrefois bâtissaient escaliers, scènes et cadres de fenêtres. Le vent faisait tourbillonner les feuilles sèches, les copeaux sempilaient en spirales.

Lorsque les lampadaires sallumèrent, il rangea les outils dans le coffre et contempla les visages rougis par le froid et lenthousiasme. Paulette demanda: « Vous reviendrez demain? » « Oui, je reviendrai, tant que personne ny voit dobjection », réponditil. Les adultes proposèrent dapporter un thermos de thé pour réchauffer les enfants. Quelquun suggéra dinformer le groupe de discussion du quartier. À cet instant, Alexandre sut quil ne reviendrait plus à la solitude.

Derrière lui, le concierge battait le sol avec son balai, chassant les feuilles collées. « Maître, jaimerais affûter la poignée de ma pelle, vous pourriez maider? » Alexandre acquiesça: « Demain, je vous montrerai. » La décision de déplacer les cours dans la cour, prise quelques heures plus tôt, prenait désormais son propre élan. Même sans locaux, le savoir ne pouvait être enfermé.

Le soir tombait, les ombres sallongeaient, lair se rafraîchissait. Il rentra à lentrée, les outils dans les deux mains, ressentant une agréable lourdeur. La lampe de lescalier salluma. Il se retourna vers la cour où tourbillonnaient les feuilles et où le parfum de copeaux frais flottait encore dans lair frais. Il ny avait plus de chemin de retour.

Quelques jours plus tard, il organisa un troisième atelier à ciel ouvert. Le temps était frisquet, mais enfants et adultes continuaient à venir. Une fine couche de neige fondait sous leurs doigts qui travaillaient le bois. Les participants senveloppaient de foulards chauds, leurs créations tabourets, petites boîtes réchauffaient les cœurs.

Encouragés par la participation, les habitants du quartier écrivirent au service municipal, relatant les ateliers populaires animés par Alexandre et sollicitant un soutien. Les fonctionnaires, bienveillants, promirent détudier un financement possible.

Un matin, alors quAlexandre installait létabli à son ancien emplacement, deux représentants du service culturel du quartier vinrent le rencontrer. Touchés par latmosphère des cours, ils proposèrent dexaminer la possibilité dattribuer un local permanent à son atelier. Alexandre les invita, plus tard, à partager un thé. La discussion sema lespoir.

Lorsque les cours en plein air se transformèrent en réunions intimistes dans les cuisines, vers la fin décembre arriva la nouvelle: la municipalité allouait un vieux bâtiment à la rénovation dun atelier. Le local, inutilisé depuis des années, attendait dêtre réveillé. En le visitant, Alexandre sentit lassurance que son art pouvait à nouveau sexercer sous un toit.

Il annonça aux élèves la prochaine ouverture du nouveau lieu, promettant des séances dans des conditions confortables. Pour les enfants, cela représentait la promesse dun futur riche en découvertes.

Le Nouvel An arriva, et Alexandre, entrant dans le bâtiment lumineux avec une valise doutils, découvrit plus de lumière que dans son ancien atelier. Les murs semblaient appeler à être imprégnés de lodeur du bois frais et de lhuile.

Il savait que ces murs deviendraient témoins de multiples récits de travail et de créations, pas seulement les siens. Lavenir se présentait tel une planche lisse, prête à être façonnée par une main sûre et un rabot. Ainsi, il comprit que le véritable artisanat ne réside pas dans les murs qui nous abritent, mais dans la volonté de partager son savoir, car chaque geste transmis allume une flamme qui ne séteint jamais.

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