LE PLUS BEAU BOUQUET

LE PLUS BEAU BOUQUET

Tu sais, lautre soir, il y avait ce gars, Jérôme, qui se baladait dans les rues tranquilles de Lyon, en fredonnant un air à peine audible. Ce soir-là, il avait réussi à décrocher un rendez-vous avec une fille vraiment charmante. Jérôme, cest le genre de mec un peu bohème, tu vois ? Pas de boulot, pas un sou en poche, et aucun plan pour lavenir. Son seul trésor, cétait son incroyable bagout, quil déversait sans retenue dans les oreilles des demoiselles naïves.

Mais même un type aussi désinvolte et cynique que Jérôme savait quarriver les mains vides à un rendez-vous, cest aussi risqué que de manger un kebab à la gare : tas une chance sur deux que ça tourne mal. Il jetait des regards rêveurs autour de lui, espérant trouver une solution. Et là, sous une fenêtre dimmeuble, il tombe sur un petit jardin, soigneusement entretenu par une âme généreuse.

Les fleurs étaient magnifiques, même dans la pénombre, et le jardin ressemblait à une œuvre dart. Tout était harmonieux : les variétés de fleurs, les petites barrières faites maison, les nains de jardin en plastique et les énormes escargots en pierre. « Ah, les retraités, vous servez à quelque chose finalement », siffla Jérôme, tout content, avant denjamber la barrière et de cueillir quelques tiges sans le moindre scrupule.

Celle-là et puis celle-ci soufflait-il, passant dun buisson à lautre. En deux minutes, il avait un bouquet de fleurs splendides, qui nallaient pas du tout ensemble mais qui faisaient leur effet.

En repartant, il bouscula un nain de jardin du pied, le faisant tomber la tête la première dans la terre.
Désolé, mon pote ! Jespère que tes copains viendront taider, moi je dois filer, lança Jérôme en repassant la barrière.

Il nétait pas encore au bout de limmeuble quun bruit de sonnette et une voix retentirent derrière lui :
Arrête-toi !

Jérôme pressa le pas et tourna vite au coin de la rue. Il tapota ses chaussures sur le trottoir pour enlever la terre de son jean, puis regarda sa montre. Il lui restait vingt minutes et trois cents mètres à parcourir avant le rendez-vous. Le quartier était calme, désert, seuls quelques chats filaient entre les immeubles et des taxis emmenaient des gens qui sortaient de chez eux.

Reprenant sa route, Jérôme traversa deux pâtés de maisons, quand il sentit un regard dans son dos. Soudain, une ombre grandit sur le bitume devant lui. Il bifurqua derrière un autre immeuble, marchant en parallèle de son chemin initial. Du coin de lœil, il aperçut quelquun qui avançait à la même allure que lui.

En tournant la tête, il distingua une silhouette masculine imposante. Un frisson le parcourut. Slalomant entre les immeubles, Jérôme pensa avoir semé son poursuivant. Mais en débouchant sur une allée étroite entre une école maternelle et un collège, il entendit des pas derrière lui. Sans se retourner, il se mit à trottiner, presque arrivé au bout de lallée, quand une figure massive surgit devant lui. Une grosse tête chauve, posée sur des épaules larges, brillait sous la lumière blanche du lampadaire.

Jérôme recula, mais lhomme lattrapa par le t-shirt, le faisant craquer.
Écoutez, jai rien, pas un euro. Prenez mon portable si vous voulez, mais ne me frappez pas, gémit Jérôme, les yeux fermés.

Ah, pas un euro ? grogna la voix grave. Un souffle chaud lui caressa le visage. Et ces belles fleurs, tu les as trouvées où, si tas pas dargent, hein ?

Ben je les ai cueillies dans le jardin Si vous voulez, prenez-les ! Jérôme tendit le bouquet.

Donc, tu les as volées, cest ça ? Lhomme serra encore plus fort le t-shirt de Jérôme.

Non, je vous jure, je les ai juste cueillies ! Elles poussent dehors, donc elles sont à personne

Jérôme ouvrit les yeux. Lhomme avait vraiment lair menaçant, le genre quon voit sur les avis de recherche « dangereux ».

À personne, hein ? Elles se sont plantées toutes seules, elles sarrosent toutes seules, elles ont mis leur barrière toutes seules ? ironisa lhomme.

Attrapant Jérôme par le bras, il le traîna vers le jardin.
Bon, quelquun les a plantées Où vous memmenez ? Je vais crier ! Jérôme tenta de se débattre, mais après un coup dans le ventre, il se ravisa.

Cinq minutes plus tard, ils étaient devant le jardin que Jérôme avait dévasté.
Regarde ce que tas fait, dit lhomme, montrant les trous dans les buissons et les traces sur la pelouse.

Mais ce ne sont que des fleurs ! Jai tué personne, jai rien cassé de grave.

Vraiment ? Et lui, alors ? Lhomme ramassa le nain de jardin, le visage couvert de terre. Tu connais lexpression : œil pour œil ?

Mais cest juste un jouet Jérôme était au bord des larmes, toute sa confiance envolée.

Pourquoi tas fait ça ? demanda lhomme, sévère.

Je voulais offrir des fleurs à une fille ! Jai pas dargent, alors jai pensé en cueillir, Jérôme tomba à genoux.

Ah, pour une fille Tes un romantique, alors, lhomme claqua la langue. Allez, viens, le romantique, on va faire un tour.

Lhomme sortit un trousseau de clés, et une voiture noire garée à côté cligna des phares.
Où vous memmenez ? Je veux pas monter ! Jérôme protesta, mais après une tape sur la tête, il se tut. Lhomme le fit monter à larrière, sinstalla au volant et verrouilla les portes.

Ils quittèrent le quartier, prirent la rocade, et dix minutes plus tard, roulaient sur un chemin de terre vers un champ.
Écoutez, je suis désolé ! Je vais tout réparer, replanter chaque fleur, remettre la pelouse, acheter des nouveaux nains ! Laissez-moi partir, supplia Jérôme, mais lhomme ne répondit plus.

Bientôt, les lumières de la ville disparurent. La voiture senfonça dans la nuit, secouée par les bosses. « Cest sûrement le gardien du quartier Quelle poisse ! Quel idiot ! », pensa Jérôme, imaginant les conséquences de sa manie de profiter des autres.

Descends, ordonna lhomme, arrêtant la voiture.

Quest-ce que vous voulez ? trembla Jérôme, voyant lhomme sortir un objet ressemblant à une lame.

Cest toi qui en as besoin. Tu voulais des fleurs pour ta copine, alors cueille-les, gratuitement et sans rien abîmer. Je téclaire avec les phares, dit lhomme, lui tendant un petit sécateur.

« Vous plaisantez ? » pensa Jérôme, mais il se contenta dacquiescer et sortit cueillir des fleurs.

On va encore faire un tour. Je sais où poussent la tanaisie et lorigan, ça donnera du peps à ton bouquet, dit lhomme, voyant Jérôme avec des marguerites et des clochettes.

Vous êtes fleuriste ? demanda Jérôme, moins tremblant.

Non. Jallais souvent cueillir des fleurs avec ma fille. Allez, remonte.

Ils allèrent au milieu du champ et finirent le bouquet ensemble. Jetant un œil à son téléphone, Jérôme comprit quil serait en retard au rendez-vous. Mais ce qui le chagrina le plus, cest quil navait aucun appel manqué de la fille. Juste un message : « Je tattends ou pas ? »

Tu cueilles nimporte quoi, râla lhomme, regardant les fleurs et herbes dans les mains de Jérôme. Il enleva le superflu, ajouta quelques-unes de son cru, et fit un bouquet vraiment joli. Voilà, cest mieux. Tu le trouves beau ?

Oui, répondit Jérôme, penaud.

Tu vois, et tas pas dépensé un centime, rappela lhomme, lui tendant le sécateur et linvitant à monter devant. Je temmène chez ta dulcinée, pour que tu voies que je ne suis pas un fou.

Lhomme attrapa une bouteille deau, coupa le goulot :
Mets les fleurs dedans, sinon elles vont faner, dit-il en tendant la bouteille à Jérôme.

Vous navez pas peur que jaille voir la police ?

Non. Lhomme ouvrit la boîte à gants et sortit une vieille carte de police. Je ne suis plus en service, mais jai encore des contacts. Et tu mas causé un préjudice.

Désolé. Je nai pas réfléchi

Cest bien ça le problème, mon gars. Aujourdhui, tu cueilles des fleurs sans réfléchir, demain tu cambrioles un appart, et après Jérôme sentit la voix de lhomme trembler.

Faut pas exagérer, protesta Jérôme.

Je suis sérieux. Tout commence petit. Tu nas pas pensé que tu faisais du mal à quelquun. Tu as détruit de la beauté, juste pour toi. Quest-ce qui tempêchera daller plus loin demain ?

Le champ sarrêta, la voiture reprit la route et accéléra.
Je ne suis pas un mauvais gars, finit par dire Jérôme.

Espérons.

Ce jardin, cest le vôtre ?

Celui de ma fille. Je lai fait pour elle.

Jérôme jeta un regard furtif à son ravisseur et, à la lumière des lampadaires, aperçut une larme sur sa joue.

Et le premier bouquet, vous en faites quoi ? demanda-t-il.

Tinquiète, jai à qui loffrir, répondit le conducteur. Je vais au cimetière demain, de toute façon.

En repensant à la conversation, aux allusions au cambriolage, aux victimes, Jérôme se sentit vraiment mal.

Excusez-moi

Dieu te pardonnera. Où dois-je te déposer ?

Rue du Nord, numéro quarante.

Jérôme donna son adresse. Réalisant quon ne lattendait pas vraiment à son rendez-vous, il décida de rentrer chez lui.

***
Le lendemain, Jérôme se réveilla, regarda le bouquet de fleurs sauvages dans la bouteille en plastique, et se dit quil allait quand même lapporter à la fille ce serait dommage de jeter une telle beauté.

Après sêtre lavé, rasé et habillé proprement, il reprit le même chemin que la veille. En passant devant le jardin où il avait été embarqué la veille, il aperçut son ravisseur, occupé à replanter des fleurs.

Bonjour, lança Jérôme.

Ah, Roméo, cest toi, sourit lhomme en voyant le bouquet.

En plein jour, il paraissait moins effrayant. Malgré ses épaules larges, sa tête chauve, son menton carré, cétait juste un homme dun certain âge, en jogging, chemise et tablier vert.

Je peux vous aider ? proposa Jérôme.

Non, ça ira. Ma fille a ramené des nouvelles fleurs, je vais remplacer celles qui ont été cassées.

Votre fille ? sétonna Jérôme, qui pensait quelle nétait plus là.

Oui. Elle est revenue aujourdhui. Elle vient davoir dix-huit ans. Avant, sa mère ne la laissait pas venir. Avec mon ex-femme, on a eu pas mal de procès, et elle a pu emmener ma fille dans une autre ville sans mon accord. Ne te marie jamais avec une avocate, plaisanta-t-il.

Merci du conseil, sourit Jérôme.

Malgré les souvenirs encore frais, il sentit un poids senlever de son cœur en apprenant que la fille allait bien. Ils discutaient quand la porte de limmeuble souvrit, et quelquun les observait depuis un moment.

Bonjour ! Quel joli bouquet, lança une voix féminine. Papa, tu nous présentes ?

Alice, tu as déjà pris ton petit-déjeuner ? demanda lhomme en posant ses outils. Lui, il montra Jérôme, puis se rappela quil ne connaissait pas son prénom.

Jérôme. Jaide votre père au jardin, répondit Jérôme, sapprochant dAlice et lui tendant le bouquet. Cest pour vous, on la cueilli ensemble hier pour votre retour.

Merci, rougit Alice en acceptant les fleurs. Je vais à la boulangerie, vous voulez quelque chose ?

Prends du limonade, dit le jardinier.

Et vous, Jérôme ? demanda Alice, cachant son sourire derrière le bouquet.

Juste une eau minérale, si possible.

Daccord.

Alice partit, et Jérôme eut du mal à ne pas la suivre du regard.

Écoute, Jérôme, ne temballe pas trop. Tu sais quon peut encore faire un tour au champ ? lança lhomme, serrant sa binette.

Je promets de me tenir à carreau et de ne rien faire sans votre accord, jura Jérôme.

Ah oui ? Tu changes vite, dis donc. On verra. Quest-ce que tu fais là ? Viens, on va arracher les mauvaises herbes. Attends, je vais chercher des gants, répondit Jérôme, un peu gêné.

Les gants, cest pour les parisiens, ici on fait ça à la main, répliqua le jardinier en riant. Il lui tendit une petite pelle et ils se mirent à genoux dans la terre, côte à côte, arrachant les pissenlits et les orties qui envahissaient le massif. Le soleil commençait à chauffer doucement, et lair sentait la rosée et la menthe fraîche.

Tu sais, dit le jardinier en plantant une nouvelle fleur, ma fille adore les pivoines. Quand elle était petite, elle en cueillait toujours pour sa mère, même si elle navait pas le droit. Maintenant, elle préfère les bouquets sauvages, comme celui que tu lui as offert.

Jérôme sourit, un peu fier. Il se sentait presque chez lui dans ce jardin, entouré de fleurs et de souvenirs. Il repensa à la veille, à la peur, à la honte, et se dit quil avait eu de la chance de tomber sur quelquun comme ce jardinier, plutôt que sur un vrai flic ou un voisin grincheux.

Alice revint, un sac de viennoiseries à la main, le sourire aux lèvres.
Jai pris des croissants et des pains au chocolat, annonça-t-elle. Et voilà leau minérale, Jérôme.

Merci, répondit-il, un peu intimidé.

Ils sinstallèrent sur le petit banc près du jardin, partageant les viennoiseries et discutant de tout et de rien. Alice racontait ses études à Grenoble, ses rêves de voyage, ses souvenirs denfance dans ce quartier. Jérôme lécoutait, captivé, oubliant presque pourquoi il était venu.

Le jardinier les observait du coin de lœil, un sourire discret sur le visage. Il semblait soulagé de voir sa fille heureuse, entourée de gens bienveillants. De temps en temps, il lançait une blague ou une anecdote sur les voisins, sur les chats du quartier, sur les concours de jardins fleuris organisés par la mairie.

Tu sais, dit-il à Jérôme, si tu veux vraiment impressionner une fille, il faut lui offrir quelque chose qui vient du cœur. Les fleurs, cest bien, mais le geste compte plus que le bouquet.

Jérôme acquiesça, pensif. Il se promit de ne plus jamais voler de fleurs, ni de quoi que ce soit dautre. Il avait compris la leçon, et il savait quil pouvait faire mieux, pour lui et pour les autres.

Alice se leva, prête à partir.
Je dois filer, jai rendez-vous avec une amie. Merci pour le bouquet, Jérôme, il est vraiment magnifique.

Avec plaisir, répondit-il, rougissant.

Le jardinier tapota lépaule de Jérôme.
Tu peux repasser quand tu veux, on a toujours besoin dun coup de main ici. Et puis, ça te changera les idées.

Merci, monsieur, dit Jérôme, sincère.

Il quitta le jardin, le cœur léger, le sourire aux lèvres. Sur le chemin du retour, il croisa le nain de jardin quil avait renversé la veille, désormais redressé et nettoyé. Il sarrêta, le regarda, et murmura :
Promis, je ne recommencerai plus.

Et tu vois, depuis ce jour-là, Jérôme a vraiment changé. Il a commencé à aider le jardinier régulièrement, à discuter avec Alice quand elle passait, à prendre soin du quartier comme si cétait le sien. Il navait toujours pas dargent, ni de boulot, mais il avait trouvé quelque chose de plus précieux : le respect des autres, et un peu de paix avec lui-même.

Et franchement, cest ça, le plus beau bouquet quon puisse offrir à quelquun.

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