La file d’attente chez le médecin

Le brouillard matinal nétait pas encore dissipé que la foule, emmitouflée dans des manteaux dautomne, affluait déjà devant lentrée du centre de santé du quartier de SaintCyrlèsLesbos. Claire Morel, médecin généraliste de vingthuit ans, accéléra le pas comme dhabitude : à huit heures, il fallait ouvrir la salle de consultation, récupérer les dossiers, remplir le vieux distributeur deau. À travers la porte vitrée, le murmure des conversations se mêlait au frémissement du verre; personne ne criait, mais la tension était palpable même à travers le cadre.

Autrefois, huit médecins de famille travaillaient là ; aujourdhui, il ne restait plus que quatre. Deux avaient rejoint des cliniques privées, une était partie à lhôpital universitaire de la métropole, et le dernier était parti en formation longue durée. Au tableau du service du personnel, on affichait les offres demploi, mais depuis un mois, aucun candidat ne sétait présenté. Selon les rumeurs, la France comptait un manque de vingttrois mille médecins de premier niveau, et ce couloir semblait une petite maquette du problème national.

Claire délaça son manteau dans la minuscule salle de garde. Au plafond, la lampe à fluorescents cliquetait, traçant des stries pâles sur le plafond. Elle consulta le planning: au lieu des trente consultations prévues, quarantequatre patients attendaient. Les appels nocturnes du régulateur, les demandes «dinsérer» quelques bons supplémentaires tout se fondait en une longue journée sans fin. Dixneuf minutes par patient, si lon renonçait à boire et à aller aux toilettes. Une simple addition traversa son esprit: même à un rythme parfait, cela ferait neuf heures de travail ininterrompu.

Le premier patient, une femme souffrant dasthme, jouait nerveusement avec son foulard. Son rendezvous électronique sétait désactivé, et elle était arrivée «vivante» dans la file, redoutant une crise. Claire prescrivit un inhalateur à tarif réduit, la rassura, mais derrière la porte déjà sélevaient des voix mécontentes. Chaque matin, le même tableau se répétait: poussée, question «qui est le dernier?», dispute, irritation. On lisait les nouvelles où le ministère de la Santé promettait de réduire le déficit dici lan prochain, mais les patients avaient besoin dêtre soignés aujourdhui.

À midi, la queue occupait toute la mezzanine. Le vestiaire était à court de tampons, les patients déposaient leurs chaussures sous les bancs pour ne pas rester toute la journée en bottes. Un petit homme hypertendu demanda à linfirmière de garde pourquoi le bon ne valait que trois semaines à lavance. Elle haussa les épaules, pointa du doigt les médecins: «Le planning est saturé». Claire entendit la réponse à travers la porte entrouverte et sentit un frisson glacial parcourir son dos. Trop de gens, trop peu de mains.

Après un déjeuner brefun sandwich, une pomme, trois gorgées de thé fortClaire décida de franchir le premier pas. Avec la cheffe des infirmières, elles traçèrent un nouveau planning: le matin, uniquement sur rendezvous, le soir, la file pour les urgences. Elles affichèrent la feuille près de laccueil jusquà la fin du service. Elle revint à ses consultations, espérant que le changement allégerait un peu le flot. Mais, une heure plus tard, le gardeposte rapporta la feuille déchirée, une annotation rouge: «Vous nous débarrassez ainsi?».

Le soir, en fermant le placard des médicaments, Claire se surprit à sourire automatiquement aux patients. Le premier symptôme du burnoutun masque de bienveillance cachant le vide. Dans la salle de garde, les trois autres médecins débattaient pour savoir si la direction devait payer les heures supplémentaires. Claire écoutait les répliques hachées, imaginant les gens en foulards et chapeaux feutrés qui reviendraient à la porte au matin. Elle alla se coucher à onze heures, mais ne sendormit quà deux heures du matin.

Le lundi suivant fut glacial. Un givre fin dessinait des arabesques sur les fenêtres du centre, et un vent siffla dans le couloir. Les gens senroulèrent davantage dans leurs écharpes, marchaient sur place pour ne pas geler. À neuf heures, le standard ne répondait plus aux appels internesles questions fusèrent comme une tempête. Claire tenta de suivre le nouveau planning, bien quil ne fût pas encore officiellement adopté, et chaque troisième patient réclamait des explications.

À onze heures, lattente atteignit son paroxysme. Une vieille dame en béret de fausse fourrure sécrasa contre le cadre de la porte du cabinet: «Je suis arrivée en tram à six heures, et les jeunes nétaient même pas nés quand je me suis mise en ligne». Derrière elle, un homme avec une béquille sappuya lourdement sur son bâton, réclamant un traitement de faveur pour les anciens combattants. Les mots se superposèrent, formant un bourdonnementlinfirmière ferma la lucarne, le gardeposte tenta de calmer la cascade daccusations.

Claire sortit du cabinet, drapée de sa blouse. «Un instant», demandat-elle en levant la main. «Jai une proposition: je ne vois que les urgences maintenant, les autres seront programmés après le déjeuner, pour que vous nattendiez pas en vain.» Les regards se firent méfiants. Certains marmonnaient que «la prise de rendezvous était perdue», dautres se plaignaient de la distance jusquà chez eux. Mais quelques personnes acceptèrent de se disperser, et la tension diminua légèrement. Claire ressentit lamertume: sans laccord de la direction, cette improvisation ne tiendrait pas longtemps.

Une heure plus tard, le chef du service lappela. Elle jeta son manteau sur la chaise, marchant dans les chaussures de protection offertes avec soin. Le bureau se trouvait au deuxième étage, la porte scotchée dun papier: «Réunion». À lintérieur, le directeur du centre, son adjoint de la partie médicale et le chef de laccueil. Sur la table, entre eux, un registre de bons, plié en arc sous les marques de papier. Ladjoint débuta sans préambule: «Les patients ont déposé une plainte collective. Sept signatures. Ils pensent que les médecins sabotent le service.»

Claire sentit ses oreilles senflammer. «Nous ne pouvons physiquement pas répondre», répliquat-elle. «Quatre cent deux consultations par semaine pour quatre médecins. Ce nest ni sécuritaire, ni de qualité. Nous avons deux solutions: soit tamponner les ordonnances sans examen, soit réorganiser le service. Je propose de regrouper les patients en cercles dentraide. Les jeunes aideront les aînés à prendre rendezvous en ligne, et nous libérerons une heure quotidienne pour les urgences. De plus, règle claire: si le patient ne se présente pas à lheure, le bon passe au suivant.» Le silence dura quelques secondes.

Le directeur se pencha en arrière. «Les gens se plaignent que cétait plus simple avant: la file était vivante, et cest tout.» Claire, pour la première fois, leva la voix. «Nous étions deux fois plus nombreux autrefois,» interrompitelle. «Aujourdhui, le manque de personnel nest pas quici. Le pays compte vingt mille postes vacants. Si rien ne change, demain il y aura une autre plainte, et aprèsdemain les ambulances frapperont directement notre couloir.»

La discussion se termina de façon inattendue. Le directeur acquiesça: «Très bien, lancez le projet pilote dans votre secteur, rapport dici deux semaines. Mais prévenez vos équipes: la première débâcle et vous retournez à lancien planning.» Claire quitta la salle, et à cet instant, les premiers flocons humides de neige tourbillonnèrent dehors. Il ny avait plus de chemin de retour.

Le programme pilote apporta de modestes mais visibles changements. Les couloirs du centre étaient moins envahis par ceux qui devaient attendre toute la journée pour un rendezvous. Aux portes des cabinets, une petite file subsistait, surtout pour les urgences sans prise de rendezvous.

Les cabinets fonctionnaient avec plus dordre. Claire accueillit son premier patient sous le nouveau dispositifune vieille dame qui sétait inscrite grâce à son voisin de palier, jeune étudiant en médecine. Ce même voisin, patient de Claire, accepta volontiers daider: «Le principal, cest dexpliquer aux aînés comment ça marche, sans se presser.» Son enthousiasme était contagieux, et petit à petit, un groupe de volontaires se forma, prêt à aider à la prise de rendezvous et même à accompagner les aînés jusquaux salles.

Malgré cela, la charge de travail restait élevée. Le nombre quotidien de consultations avait baissé, mais la sensation que la tâche ne diminuait pas persistait. Claire restait souvent tard, rédigeant les rapports du projet pilote, réfléchissant à dautres améliorations. Elle craignait que ladministration perde rapidement son intérêt dès les premiers soucis.

Puis arriva une délégation de lhôpital régional pour évaluer le nouveau système. Claire, nerveuse, leur montra les changements: la prise de bons, la réduction des files, les groupes de volontaires. Une présentation sobre, sans excès de formalisme, permit de faire ressortir lessentiel. Heureusement, la délégation reconnût les efforts du personnelpas une solution radicale, mais une direction qui apaisait la tension.

Claire réalisa que peu de choses avaient changé pour elle. Le travail exigeait toujours toute son attention, et le soir, elle peinait à rentrer chez elle. Mais, avec la reconnaissance de la délégation, elle éprouva enfin un brin de satisfaction. Ladministration avait indiqué que le projet serait soutenu, et cela représentait déjà un pas important.

À lentrée du centre, de nouvelles affiches apparurent: informations sur les prises de rendezvous, coordonnées des volontaires, actualités sur les services aux patients. Laccueil conservait une atmosphère légèrement animée, mais plus sereine. Claire remarqua les patients se remercier mutuellement, saidant à se repérer dans le nouveau cadre.

Finalement, elle comprit que cela néliminait pas la fatigue permanente, mais offrait un peu plus de confiance que ses efforts ne soient pas vains. Chaque «merci» des patients lui donnait de lénergie, même si ces mots sonnaient parfois mélancoliquement.

Un soir, derrière les fenêtres voilées, le crépuscule sinstalla, et la lumière des réverbères projetée sur la neige créait une ambiance chaleureuse à lintérieur du centre. Les gens rassemblèrent leurs affaires, ajustèrent chapeaux et gants, et sortirent dans la nuit. Claire ferma son cabinet un peu plus tôt que dhabitude et se rendit à la salle de garde.

De retour chez elle, elle tourna longtemps dans son lit, repensant à tout cela. Peutêtre shabitueraitelle à ce nouvel ordre et commencerait à imaginer dautres améliorations. Le prix était élevéêtre toujours à lécoute du planningmais maintenant elle disposait, même petite, dune équipe partageant ses aspirations.

Le matin suivant, elle se réveilla de nouveau avec la conviction que son travail engendrait enfin des changements concrets. Ce nétait pas une révolution, mais qui a dit que les petits pas ne mènent pas à de grandes routes? Même la fatigue, qui continuait de ronger ses forces, ne paraissait plus aussi désespérée. Claire sautorisa un léger sourire, prépara un thé frais. Aujourdhui était encore un jour où beaucoup de choses seraient meilleures quhier.

Оцените статью