Un Autre Chemin.

Ce jourci restera gravé dans ma mémoire. Nous sommes en août2004. Après une séance de tennis au Club de tennis du Parc des Princes, jattends le rendezvous pour signer un contrat qui fait suite à deux années de négociations ardues. Dès que je mets ma signature, je sais que je vais enfin assurer lavenir de ma famille. Ma femme, Mireille, en est à son dernier mois de grossesse, notre futur petitenfant est déjà à deux générations dici.

Je signe les papiers, je porte un toast avec un verre de champagne et le téléphone sonne. Cest Mireille: «Maxime, il me semble quil faut que lon parte à la maternité.»

«Jai un rendezvous et ensuite une réunion importante. On peut y aller plus tard?»

Mireille hésite un instant, puis répond: «Tu sais quoi, conduismoi à la maternité, et après tu feras ce que tu veux.»

Je décale mon rendezvous. À notre arrivée, les médecins examinent Mireille et annoncent: «Elle entre en travail!» On la conduit dans le service de maternité. Le médecin me demande: «Monsieur Dubois, voulezvous assister à la naissance?»

Avant que je ne comprenne ce qui se passe, on menfile un blanc, on me pousse dans la salle daccouchement, cravate et mallette aux épaules. Le moment que je noublierai jamais, cest lorsque lon me remet mon fils dans les bras. Cest un petit garçon. Si je ne me souviens pas toujours de ma date de naissance, je noublierai jamais le jour où je suis devenu père. Ce jourci devient le sens de ma vie.

Je veux élever un enfant fort, déterminé, capable de triompher dans un monde où règne la compétition. Tout mon esprit se concentre sur la formation dun leader. Je mefforce de lui offrir le meilleur: une bonne école, du sport, des livres de développement et de leadership, tout ce qui forge un caractère solide.

Mon ami Julien, champion de boxe, me propose: «Maxime, ne te prends pas la tête, amène ton fils Stanislas à mon club. Làbas, on le transformera en vrai homme.»

Ainsi commence son apprentissage. Mais, deux mois plus tard, Julien me dit que Stanislas ne veut pas frapper, ne recherche pas la victoire et ne montre aucun désir de diriger.

«Je savais que ses intérêts le tiraient vers les mangas et la fantasy, des choses qui nont rien à voir avec la réalité. Chez moi, je prône le sport, la discipline et la croissance personnelle pour forger le leadership. Il veut sortir avec ses amis en randonnée, mais je refuse, en insistant sur limportance de létude, du régime et de lentraînement.»

Un jour, Mireille mappelle: «Vastu à lhôpital, rue de la Santé?» Jy vais et le chirurgien découvre que Stanislas a la lèvre déchirée et deux dents cassées après une bagarre dans la cour du voisinage. La boxe doit être suspendue. À la sortie, Mireille me lance un regard accusateur: «Et alors, quastu accompli?» Je rétorque que les cicatrices décorent lhomme.

Je demande à mon fils ce qui sest passé, il se contente de hausser les épaules, la lèvre le fait souffrir. Il écrit dans son cahier: «Ne me force plus à aller à la boxe.» Je prends cela pour une faiblesse et, une fois remis, je le pousse à reprendre lentraînement.

«Les compétitions mènent toujours au succès, au vrai leadership.» je dis à Mireille. «Un manque de coups, cest comme une mauvaise herbe qui pousse toute seule; il faut cultiver le bon grain et éliminer les mauvaises.»

Mireille répond: «Maxime, tes paroles sonnent belles parmi les mauvaises herbes, mais un homme ne doit pas vaincre les autres, seulement se dépasser luimême. La vraie force nest pas la violence. Stanislas nest pas une mauvaise herbe, il lit beaucoup de livres.»

Après le lycée, nous choisissons un lycée privé où Stanislas entre. Il a toujours été un élève brillant, mais dans cette classe les notes en mathématiques sont médiocres et les relations avec la professeure sont tendues. Il demande sil peut participer à lOlympiade de mathématiques; elle répond que personne ne sy intéresse. Lors dune interro, il résout une problématique en moins détapes, mais la prof linscrit comme insuffisant parce que la méthode nest pas la sienne. Dautres élèves subissent le même traitement. Une camarade a des crises de panique, et Stanislas commence à avoir des saignements de nez fréquents pendant les cours.

Ses notes baissent, il perd lenvie daller à lécole, des maux de tête le réveillent le matin. Je le traite de «faible», lui rappelant quil doit bien étudier, que les maux de tête ne sont pas une excuse. Un matin, il ne peut même plus se lever. Lapathie le cloue dans sa chambre, il ne mange plus, les fenêtres sont couvertes de rideaux noirs, ses yeux sont vides. Il semble sévanouir.

Je suis au bord du désespoir, je ne sais plus quoi faire. Le médecin diagnostique le syndrome dAsperger: «Il faut ladapter aux gens, il ne sait pas comment être parmi eux.» Cette phrase me semble un verdict. Hier encore, cétait un garçon plein de vie, dhumour, le cœur de la classe ; aujourdhui, Asperger? Tout ce en quoi je croyais seffondre comme un château de sable sous la vague. Mes projets sécroulent. Jai limpression davoir vieilli de dix ans. Stanislas suit une psychologue, mais rien ne change. Tout se fige.

Mireille ne se laisse pas abattre. Elle affirme que les médecins peuvent se tromper. Ensemble, nous cherchons les meilleurs spécialistes. Elle trouve un excellent neurologue, et nous prenons rendezvous. Pendant un mois, il travaille avec Stanislas. Je remarque que ses yeux deviennent plus chaleureux, une lueur despoir apparaît en moi. Jattends la parole du médecin avec impatience, au point de ne plus dormir, manger ou travailler.

Finalement, Mireille mappelle: «Écoute, le docteur veut te voir en privé.» «Pourquoi uniquement moi?» demandaije. Elle répond: «Il a demandé que tu viennes seul.»

Je monte à lhôpital, les mains tremblantes comme un enfant. Le médecin, le DrLefèvre, me salue: «Bonjour, Monsieur Dubois. Stanislas montre une évolution positive.» Je réponds: «Pourquoi aije été convoqué seul?» Il répond: «Je voulais mentretenir avec vous. Votre fils na pas le syndrome dAsperger, il est simplement différent.»

Je sens le sol se dérober sous mes pieds, la tête tourne. Je lui réponds timidement: «Je ne comprends pas vraiment ce que vous dites.» Il explique: «Chaque parent veut offrir le meilleur à son enfant: école, cours, activités. Mais il faut aussi parler déducation. Il faut alléger votre contrôle. Chaque enfant est unique, avec ses propres objectifs, même si nous ne les percevons pas encore. Il suit simplement un autre chemin, et il faut laider à le parcourir sans le dévier.»

«Comment puisje entrer dans son monde?» demandaije. «Il ne faut pas entrer, il faut lui offrir la possibilité de grandir à son rythme.»

«Comment le guider correctement?»

«Il a des amis?Laissezle passer du temps avec eux, faire des randonnées, adopter un animal. Les enfants et les animaux constituent aujourdhui son environnement idéal.»

«Comment lélever alors?»

«Je réponds souvent aux parents: laissez les enfants tranquilles, ça fonctionne. En général, ils napprennent pas de leurs parents, ils apprennent de leurs erreurs. Ils choisissent leurs modèles, la nature les guide. Si vous lui imposez votre vision, vous le poussez à la dépression. Les cadres que vous créez sont pour lui inacceptables. Vivre ainsi, cest mourir lentement.»

Ces paroles percent mon cœur comme une bouffée dair. Elles deviennent pour moi une lueur despoir, une sortie possible. Le «autre chemin» que le docteur évoque retentit dans ma tête. Cest le vrai commencement.

Je mefforce de comprendre ce nouveau monde où il ne faut pas être le premier, où lempathie prime sur lambition, où la force réside dans la capacité à ressentir lautre. Je lis tout ce que je trouve sur le sujet. Ma tête bourdonne, tout est à lenvers. Une pensée sombre surgit: «Jai construit un temple pour mon fils sans me demander sil pourra y vivre.» Petit à petit, quelque chose change. Je cesse de me focaliser sur mes plans, jécoute mon fils, je le laisse lire ce quil aime, je le libère.

Sa vie commence à sanimer de nouveau, pas à pas. Il quitte la boxe, sinscrit au basketball, me donne une liste de livres sur lunité, lastronomie, les animaux, lamitié et la solidarité, que je lui achète. Il rejoint les scouts et chaque weekend part en randonnée avec ses amis. Il fait tout ce que je lui interdisais auparavant.

Aujourdhui, à travers le voile de mes préjugés, je vois le vrai Stanislas, il trouve son propre chemin et nous célébrons chaque petite victoire avec Mireille. Il vit une vie pleine, il est heureux. Étonnamment, je suis devenu un autre homme. Jai trouvé ma véritable identité.

Je regarde les gens non plus à travers mes projets, mais en les écoutant, en interagissant sans imposer. Jai compris que le vrai leader nimpose pas le chemin, il léclaire. Être père, cest donner sans attendre, servir lautre, être présent, poser son épaule au bon moment. Et surtout, jai compris que cest le fils qui fait grandir le père, pas linverse.

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