Valéry navait jamais imaginé quun simple dîner pourrait se transformer en véritable supplice.
Il sappuya contre le dossier de sa chaise, satisfait du soir, du bon repas. Lair était parfumé dun léger arôme de légumes rôtis et de viande épicée Angélique, comme dhabitude, préparait avec un soin particulier. Puis elle fit couler un café qui sentait le paradis.
« Au petit bistrot au coin de la fac, » commença-t-il, les yeux dans le vague, « ils servent toujours les mêmes croissants. »
Angélique leva les yeux de son assiette.
« Lequel, exactement ? »
« Ah oui, tu ny es jamais allée » Valéry passa une main sur son menton, comme sil revivait un souvenir. « Béatrice, une camarade de promo, et moi, on sy installait souvent après les cours. Surtout quand il pleuvait cest cosy, et le café est top. »
Sa cuillère resta suspendue à mibouche.
Elle ne connaissait pas Béatrice. Aucun visage, aucun rire. Mais dans son imagination surgit un petit café aux vitres embuées, où deux étudiants partageaient des croissants sous la pluie qui sinfiltrait à travers le verre. Elle pouvait même voir Béatrice arracher un bout de pâtisserie et le tendre à Valéry un geste si intime, si personnel.
« Juste un petit moment entre amis, » ajouta Valéry, mais ses mots se perdaient déjà dans le film mental dAngélique.
Car ce bistrot existait désormais dans son esprit aussi réel que sil y avait passé des centaines de soirées. Elle en connaissait lodeur un mélange de viennoiserie fraîche et de café légèrement amer. Elle savait comment la porte grinçait en souvrant. Elle imaginait les vieilles photos en cadres de bois accrochées aux murs.
Et le plus effrayant elle connaissait Béatrice. Cette présence du passé de Valéry, soudain si palpable, si vivante. Celle avec qui il partageait non seulement des croissants, mais des fragments de sa vie, désormais coincés dans ce petit café au coin de la rue.
Angélique comprit alors une chose terrifiante : elle se souvenait de Béatrice mieux que de bien des connaissances. Elle se rappelait ce quelle navait jamais vu.
Cest ça, la jalousie elle peint des tableaux où il ny avait que des indices, et elle remplit de sens ce qui nen avait pas.
Angélique inspira profondément et posa sa cuillère sur la table.
« Tu sais, » dit-elle dune voix étrangement calme, « jai soudain envie dessayer ces fameux croissants. »
Valéry haussa les sourcils, surpris :
« Maintenant ? »
« Oui, tout de suite. »
Il voulait protester, mais elle se leva déjà et se dirigea vers lentrée. En cinq minutes, ils étaient en voiture, traversant la ville nocturne. Angélique regardait par la fenêtre, tandis que Valéry jetait furtivement un coup dœil à ses poings crispés.
Le bistrot était minuscule, avec une enseigne délavée. Lintérieur exhalait le parfum du café et de la pâtisserie fraîche.
« Voilà la table, » indiqua Valéry en coinçant le regard vers le fond.
Angélique traça lentement son doigt sur le plateau une petite rayure, exactement comme elle lavait imaginée.
Lorsque le serveur apporta les croissants, elle en prit un et le fendit délicatement en deux.
« Cest comme ça quelle te les offrait ? » demandatelle, tendant la moitié à Valéry.
Il resta figé. Dans ses yeux se lisait quelque chose de dangereux.
« Angé »
« Attends, » elle se pencha, « je veux comprendre. Elle te regardait comme ça ? Elle souriait comme ça ? »
Valéry sentit quil se tenait au bord dun précipice. Ce nétait plus de la simple jalousie cétait bien plus. Angélique ne voulait pas seulement savoir qui était Béatrice elle voulait devenir elle.
Et le plus horrible il ne voulait pas quelle le devienne.
Valéry prit lentement la moitié du croissant des mains dAngélique. Un silence tendu sinstalla, brisé seulement par le tintement discret de la vaisselle derrière le comptoir.
« Tu nes pas elle, » déclaratil fermement, replaçant le croissant sur lassiette. « Et je nai pas besoin que tu le deviennes. »
Angélique serra nerveusement sa serviette.
« Mais tu te souviens de ces moments avec tant de tendresse »
« Je me souviens de ma jeunesse, Angélique. De la première session, de lodeur des livres à la bibliothèque, de la sensation que toute la vie était devant moi. » Il prit doucement sa main. « Béatrice fait partie de ces souvenirs, mais pas plus que le vieux manuel ou le banc du parc. »
Dehors, la pluie redoublait, exactement comme dans son récit. Les gouttes tambourinaient contre la vitre, créant une ambiance cosy.
« Tu sais pourquoi jai pensé à ce bistrot aujourdhui ? » Valéry tourna son visage vers elle. « Parce que tu prépares le café exactement comme ici avec une pincée de sel pour adoucir lamertume. Tu ne remplaces pas mes souvenirs tu les enrichis. »
La tension dans la gorge dAngélique se dissipa peu à peu. Elle contempla leur reflet dans le mur de miroir du café deux silhouettes adultes parmi les ombres nostalgiques du passé.
« On commande un autre café ? » proposa Valéry. « Et on crée notre propre souvenir de cet endroit. »
Le serveur revint, mais ils commandèrent un crumble aux pommes à deux, pas des croissants. Soudain, Angélique comprit ce petit bistrot appartenait désormais aussi à elle.
En sortant, la pluie avait cessé. Lair nocturne était frais et limpide, les réverbères projetaient des éclats dorés sur le trottoir. Angélique sarrêta, se retourna vers Valéry.
« Tu sais ce que je réalise ? » Sa voix retrouvait la légèreté. « Je nai pas besoin deffacer ton passé. Cest justement ce passé qui ta conduit à moi. »
Valéry sourit, la serra contre lui :
« Et moi, je comprends que tu es la seule avec qui jai envie de partager non seulement des croissants, mais toute une vie. Même les moments les plus ordinaires deviennent spéciaux avec toi. »
Elle éclata de rire, et aucune once de lancienne inquiétude ne subsista.
« Alors promettonsnous une chose, » ditelle, plus sérieuse. « Ne craignons plus nos histoires passées. Au lieu de cela, créonsen de nouvelles des histoires quon racontera un jour avec le même sourire chaleureux. »
Ils marchèrent vers la voiture, main dans la main, et Angélique ne pensa plus à Béatrice. Le passé était resté dans ce bistrot à lenseigne délavée. Leur présent et leur futur se déroulaient ici, dans cette rue sous les étoiles qui perçaient à peine les nuages dissipés.
En conclusion, lamour nest pas une compétition avec les fantômes du passé. Cest lart dinventer de nouveaux souvenirs où les vieilles histoires ne font pas mal, mais deviennent simplement une partie du grand chemin. Et le plus beau, cest de savoir que les meilleurs moments sont encore à venir, à vivre ensemble, sans crainte ni doute.
Le vrai bonheur, cest quand on na plus besoin de se comparer à personne. On est unique, et ça suffit.
Devant la voiture, Angélique sélança soudainement, éclaboussant les flaques. Valéry, hilare, la suivit. Ils coururent dans la rue déserte, comme deux étudiants emportés par le vent du temps.
« Attrapemoi ! » lançatelle, les yeux brillants détoiles.
Lorsquil la rattrapa au coin, haletant, elle chuchota :
« Jai une idée. Revenons demain au bistrot, tôt le matin, quand il sera vide. Et laissons un petit mot sur le tableau des suggestions »
« Par exemple ? »
« « Valéry + Angélique. Début dune nouvelle tradition. » »
Il éclata de rire, lembrassa au milieu de la rue, sous le regard intrigué dun chat nocturne perché sur le rebord.
Dernière pensée :
Lamour, cest ne pas effacer lhistoire de lautre, mais y ajouter de nouveaux chapitres. Et les plus belles pages sont celles que lon écrit ensemble, ici et maintenant.







