Entre les lignes

Cher journal,

Jai cinquante ans aujourdhui, et depuis des décennies je me débrouille avec les petites pannes domestiques dans les appartements dautrui. Fin avril, alors que le matin dans le centre de la France est encore frais mais que les arbres bourgeonnent déjà, jai monté mon vieux fourgon et je suis parti pour le premier appel de la journée. Ladresse se trouvait à lautre bout du quartier, dans une maison aux murs robustes et aux installations vieillottes. Jy allais gagner un peu dargent, rencontrer de nouveaux clients, et chaque visite apportait toujours un peu plus quun simple robinet qui fuit ou une serrure qui coince.

Lascenseur était en panne, jai donc dû gravir les quatre étages à pied. À la porte mattendait Madame Geneviève Martin, une dame dun certain âge que javais déjà connue par téléphone. Sous lévier se manifestait une goutte à peine perceptible. En respectant les règles de la profession, jai dabord questionné les détails, puis jai soigneusement démonté le raccord et remplacé le joint. Pendant que je travaillais, Madame Martin me parlait de ses enfants et se plaignait du silence qui lenvahissait parfois, comme si elle voulait simplement entendre une voix. Je répondais brièvement, concentré pour ne pas renverser deau sur le tapis. Une fois le travail terminé, je hochai la tête, et elle, sans perdre de temps, moffrit du thé et des biscuits, puis me demanda de vérifier la prise électrique.

Jai rapidement trouvé et corrigé le mauvais contact, remarquant en même temps quune ampoule grillait depuis longtemps et que la tension était parfois instable. Madame Martin haussa les épaules, satisfaite que la lumière revienne, et me remit exactement la somme que nous avions convenue à lavance, me remerciant à plusieurs reprises pour mon attention. Avant de partir, je vérifiai une dernière fois que je navais rien laissé derrière moi dans la cuisine une habitude qui ne me trahit jamais.

Le second appel était dans la rue voisine. Là, linquiétude montait toujours un peu plus : les pannes domestiques finissent parfois par toucher les problèmes de vie des clients. Les personnes âgées demandent de plus en plus des conseils qui ne relèvent pas de mon métier : « Parlez à votre petitfils », « Ditesmoi qui a raison », « Donnezmoi un avis sur la vie ». Jai plaisanté, mais je sentais que, après un certain âge, les clients attendent plus quune simple réparation. Cest là que je me suis demandé où placer les limites de mon humble mission de maîtreartisan.

Dans lappartement mattendait le vétéran du travail Monsieur Victorien Leblanc, que javais rencontré la semaine précédente en réparant une prise. Aujourdhui, je devais remplacer la serrure de la porte dentrée. Monsieur Leblanc traînait toujours les choses, essayant déconomiser, et le mécanisme était désormais bloqué. Pendant que je bricolais le cylindre, il se plaignait du coût des matériaux et de la voisine bruyante du dessus, me demandant dintervenir : « Parlezlui, peutelle vous écouter ? » Jai ressenti la tension intérieure : il fallait fixer les frontières les réparations, oui; les conflits, à la copropriété.

Après avoir installé la nouvelle clé, le vieux monsieur a encore tenté de me mêler à ses affaires personnelles. Je lui ai souri poliment, lai remercié pour le paiement et je suis reparti sans men mêler davantage.

Dehors, le jour davril était clair, les branches de bouleaux frémissaient, et soudain je me suis rappelé que je navais pas pris de petitdéjeuner. Je suis allé au kiosque, ai bu un café à la hâte, et jai tracé litinéraire des deux prochains appartements, avant même de penser à une cliente de lautre bout de la ville, qui, la veille, mavait appelé : le mitigeur «personne ne sait le réparer». Jai bien compris que les consignes techniques ne tiennent pas compte de la palette des attentes humaines. Entre deux interventions, il faut souvent briser la solitude et apaiser langoisse dautrui.

Le troisième appel était chez Madame Irène Fontaine, septanteans, dont le petit appartement était encombré de dossiers médicaux et de boîtes. Elle avait déjà démonté son armoire en pièces, craignant que tout ne sécroule. Jai renforcé les fixations, posé de nouveaux chevilles et expliqué comment simplifier la structure. Madame Fontaine attendait, semblet-il, davantage : elle a parlé de son petitfils qui promettait toujours daider, a demandé de réparer la porte du placard et, entre deux phrases, a cherché un conseil sur des documents de famille. Je lui ai honnêtement dit que je nétais pas juriste, je lai orientée vers une assistance sociale gratuite et lui ai noté le numéro. Elle ma remercié, mais son regard restait perdu.

En quittant lappartement, je sentais que chaque demande élargissait mon rôle audelà du simple métier. Un maîtreartisan capable de tout réparer, mais pas de répondre à toutes les interrogations personnelles. Selon le règlement, cest aux travailleurs sociaux que cela revient. En pratique, on fait ce que le client demande.

Avant le dernier appel du quartier, je me suis arrêté dans une petite cour où lherbe, encore humide de rosée, scintillait sous le soleil. Tous mes outils étaient dans le coffre, prêts pour le prochain robinet. La porte sest ouverte sur Madame Éléonore Marchand, une femme mince denviron soixantequinze ans, la voix tremblante. Elle a aussitôt raconté sa peur de se retrouver sans eau et la menace de la voisine du dessous qui prévoyait de se plaindre.

Après avoir examiné les tuyaux, jai compris quil me faudrait des pièces que je navais pas. Jai promis daller au magasin voisin. Mais elle a alors demandé : « Ne partez pas tout de suite, jai peur La voisine crie encore, et je ne veux pas ouvrir la porte seule. » Jai senti le dilemme : rester ou respecter mon planning. Jai hésité à la porte de la salle de bain, quand soudain des voix fortes se sont fait entendre derrière le mur. Jai jeté un regard à Madame Marchand, qui serrait un trousseau de clefs. Le moment de choisir était arrivé.

Jai inspiré profondément et hoché la tête à Madame Marchand, lui montrant que je ne labandonnais pas. Jai posé mes outils près de lentrée et lui ai demandé de tenir la porte pendant que jallais parler à la voisine. En ouvrant, jai trouvé une femme dune soixantaine, le visage crispé, le manteau encore en désordre, qui hurlait à propos de leau qui sécoulait depuis deux jours. Jai calmement expliqué que jétais en plein processus de réparation, que le débit était déjà coupé et que le robinet serait bientôt fonctionnel. Elle a dabord douté, puis, voyant mon sangfroid, a abaissé le ton et a simplement demandé de ne pas traîner. Jai glissé une petite plaisanterie sur les «soldats du front de la plomberie», et la tension sest dissipée. Elle est partie en promettant de prévenir Madame Marchand de rester vigilante.

De retour auprès de ma cliente, jai vu son souffle se calmer, ses mains serrant encore les clefs contre sa poitrine. Il me fallait agir vite : jai besoin des pièces immédiatement, et un autre appel mattendait. Je me suis excusé, lui ai demandé dattendre, et je suis descendu les escaliers grinçants.

Le magasin était bondé, mais je suis sorti avec les joints et les flexibles neufs. Jai appelé la prochaine cliente, lai prévenue dun léger retard, et elle a accepté dattendre, reconnaissant que trouver un artisan en avril nest pas une mince affaire. Je lai remerciée pour sa patience et je suis retourné en vitesse.

De retour chez Madame Marchand, elle était les mains tremblantes, moffrant une tasse deau chaude que jai posée sur le rebord. Jai démonté lancien tuyau, nettoyé le conduit, installé les nouvelles pièces et changé les joints. Après avoir vérifié létanchéité, jai appelé Madame Marchand. Ses yeux brillaient dune gratitude presque larmoyante lorsque leau a jailli en un filet régulier. Elle a voulu mon numéro pour lavenir, et je lui ai remis ma carte en insistant : « Je suis plombier, pas médiateur. » Elle a souri, ma remercié davoir résolu plus quun simple problème de robinet, et ma payé en euros, comme dhabitude.

En descendant les escaliers, je sentais que mon travail ne se résumait plus à de simples réparations. Mais le temps pressait un autre appartement se trouvait à quelques kilomètres. À lextérieur, le jour sallongeait, le soleil jouait sur les peupliers du parc, et une brise fraîche soufflait à travers les branches écloses.

Le prochain client était Madame Thérèse Alexandre, une femme dune cinquantaine dannées au visage anxieux. Elle ma tout de suite conduit à la salle de bain où le mitigeur ne gardait plus la pression et où des traces dhumidité marquaient le sol. En préparant mes outils, elle errait, parlant de solitude et des petites pannes qui laccablaient. Le diagnostic a montré une pièce déformée ; jai expliqué quun remplacement complet serait plus sûr, mais elle navait pas les moyens. Jai donc ajusté la pièce, nettoyé le mécanisme et précisé que cétait une solution provisoire.

Madame Thérèse a ensuite pointé du doigt la poignée dun petit meuble de cuisine dont la vis sétait égarée, craignant de tout casser. Jai remonté la poignée en deux minutes, apaisant ainsi sa dernière inquiétude. Elle a commencé à parler de son ancien quartier, où tout était familier, et de sa nouvelle vie où lisolement la ronge. Elle craignait même de sortir au magasin à cause de ses articulations. Je lui ai donné le numéro dun service daide sociale et expliqué quelle pouvait obtenir des conseils gratuits sur les questions de santé et de quotidien. Elle a serré la feuille de papier avec gratitude, son sourire séclairant lorsque tout fonctionnait à nouveau.

Après le paiement, elle a déclaré : « Je naurais jamais imaginé recevoir tant dattention de la part dun plombier. » Je lui ai rappelé les services officiels et lui ai souhaité bonne chance. En moi, je pensais que ces petits gestes dentraide ne sont pas des miracles, mais bien des soutiens de main qui sont à la portée de chacun.

En sortant, le soir approchait, les oiseaux lançaient leurs cris perçants. Jai rangé mes outils dans le fourgon, me suis installé au volant, et jai jeté un dernier regard sur lallée où le feuillage jeune jouait des reflets dorés au crépuscule. En résumant mentalement ma journée, jai ressenti une douce satisfaction : robinet, poignée, prise, serrure, quelques conversations difficiles et de petites victoires contre la solitude dautrui.

Un passant ma fait signe, peutêtre un nouveau voisin ou un ancien client. Peutêtre demain, un autre appel mattendra, où le dépannage ne concernera pas seulement le robinet, mais aussi la foi des gens en la bonté. Jai souri, ai démarré le moteur et me suis lancé dans la longue soirée de printemps, convaincu que chaque «entre deux tâches» fait partie dune chaîne dentraide humaine.

Leçon du jour : un métier de réparation ne se limite pas aux pièces défectueuses ; il sagit avant tout de tendre la main quand le silence pèse, de savoir où tracer la ligne et de rappeler que la vraie force réside dans le soutien mutuel.

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