« Je ne t’emmènerai pas là-bas, il y aura des gens bien, tu n’es pas à leur niveau », déclara mon mari, sans savoir que je suis propriétaire de l’entreprise où il travaille.

« Je ne temmène pas là-bas, il y aura des gens corrects, pas à ton niveau », déclare mon mari, sans savoir que je suis la propriétaire de lentreprise où il travaille.

La glace de la chambre renvoie une scène familière : je remets en place les plis dune robe grise discrète que jai achetée il y a trois ans dans une boutique banale. Didier est à côté, en train dattacher des boutons de manchette sur sa chemise immaculée italienne, comme il aime le rappeler à la moindre occasion.

« Tu es prête ? » demande-t-il, sans me regarder, en passant la main sur le costume comme pour en chasser une poussière qui nexiste pas.

« Oui, on peut y aller, » répondsje en vérifiant une dernière fois ma coiffure.

Il se tourne enfin et je lis dans son regard ce petit air de déception que je connais bien. Didier mobserve en silence, longeant le tissu de ma robe du regard.

« Tu naurais pas quelque chose dun peu plus présentable ? » lancetil, sur un ton entre la moquerie et le mépris habituel.

Ces mots ponctuent toutes les soirées dentreprise. Chaque fois, ils piquent, sans pour autant laisser de trace mortelle ; jai appris à ne pas montrer que cela me blesse. Jai appris à sourire, à hausser les épaules.

« Cette robe convient très bien, » disje dun ton posé.

Didier pousse un soupir, comme si je lavais encore déçu.

« Bon, on y va. Essaie juste de ne pas trop te faire remarquer, daccord ? »

Nous nous sommes mariés il y a cinq ans, au moment où je terminais mes études déconomie ; lui était alors cadre junior dans une société de négoce. À lépoque, il me paraissait ambitieux, déterminé, plein davenir. Jaimais lentendre parler de ses projets, la façon dont il regardait lavenir avec assurance.

Avec le temps, Didier gravit les échelons. Il est aujourdhui responsable commercial senior, chargé des grandes comptes. Largent quil gagne sert à entretenir son image : costumes chers, montres suisses, voiture neuve tous les deux ans. « Lapparence, cest tout, » répètetil souvent. « Les gens doivent voir que tu réussis, sinon ils ne te prennent pas au sérieux. »

Moi, je suis économiste dans un petit cabinet de conseil, avec un salaire modeste, et je mefforce de ne pas peser sur le budget familial. Lorsquil memmène aux événements professionnels, je me sens toujours un peu étrangère. Il me présente à ses collègues avec cette ironie légère : « Voici ma petite souris grise qui sort ce soir. » Tout le monde rit ; je souris aussi, faisant semblant den rire.

Peu à peu, je remarque combien il change. Le succès lui monte à la tête. Il prend de haut non seulement moi, mais aussi ses employeurs. « Je vends ce bazar fabriqué chez nos Chinois, » ditil à la maison en sirotant un whisky hors de prix. « Lessentiel, cest de savoir le vendre, et ils achètent nimporte quoi. »

Parfois, il laisse entendre lexistence de revenus annexes. « Les clients apprécient un bon service, » me lancetil en clignant de lœil. « Et ils acceptent de payer un petit extra. Moi, je comprends. »

Je comprends, sans vouloir mattarder.

Tout bascule il y a trois mois quand un notaire mappelle.

« Madame Lefèvre ? Il sagit de la succession de votre père, Serge Morel. »

Mon cœur manque un battement. Mon père nous a quittés quand jai sept ans ; ma mère na jamais expliqué ce qui sest passé. Je sais seulement quil travaillait quelque part, quil vivait sa vie sans place pour une fille.

« Votre père est décédé il y a un mois, » poursuit le notaire. « Selon le testament, vous êtes lunique héritière de tous ses biens. »

Ce que je découvre au cabinet du notaire renverse mon monde. Mon père nétait pas seulement un employé quelconque : il a bâti un empire. Un appartement dans le centre de Paris, une maison en région parisienne, des voitures, et surtout un fonds dinvestissement détenant des participations dans des dizaines dentreprises.

Parmi les documents, un nom me glaçe : Investis la société où travaille Didier.

Les premières semaines, je vis dans un état de sidération. Chaque matin, je me réveille en me demandant si tout cela est réel. À Didier, je mens : je lui dis que je change de travail, que je travaille désormais dans la branche des investissements. Il réagit avec indifférence, marmonnant seulement quil espère que mon salaire ne sera pas inférieur.

Je commence à mintéresser sérieusement aux affaires du fonds. Ma formation en économie maide, mais surtout, je suis sincèrement passionnée. Pour la première fois, je fais quelque chose qui a du sens pour moi.

Mon intérêt se concentre rapidement sur « Investis ». Je demande un rendezvous au directeur général, Michel Dupont.

« Madame Lefèvre, » me ditil à huis clos dans son bureau, « soyons francs : la situation de la société nest pas brillante. Le service commercial pose particulièrement problème. »

« Ditesmen plus. »

« Nous avons un collaborateur, Didier Martin. Officiellement, il gère les grands comptes et le chiffre daffaires est conséquent, mais la rentabilité est quasi nulle. Beaucoup dopérations sont déficitaires. Il y a des soupçons de malversations, mais pas encore de preuves irréfutables. »

Je demande quune enquête interne soit ouverte, sans révéler pourquoi je mintéresse à ce collaborateur en particulier.

Un mois plus tard, les résultats tombent. Didier détourne de largent de la société : il négocie des « primes personnelles » avec des clients en échange de remises excessives. La somme est significative.

Entretemps, jai renouvelé ma garderobe. Fidèle à moimême, je choisis des pièces sobres mais cette fois signées par les plus grands créateurs. Didier ne remarque pas la différence : pour lui, tout ce qui ne crie pas le prix reste de la « grisaille ».

La veille, il annonce quun dîner de reporting a lieu le lendemain soir.

« Un dîner de clôture pour la direction et les collaborateurs clés, » mexpliquetil important. « Toute la hiérarchie sera présente. »

« Ah bon ? » répondsje. « À quelle heure doisje être prête ? »

Didier me regarde, surpris.

« Je ne temmène pas, il y aura des gens bien, pas à ton niveau, » affirmetil, ignorant que je suis la propriétaire de lentreprise où il travaille. « Tu comprends, cest un événement sérieux. Il y aura des personnes qui décident de mon avenir dans la boîte. Je ne peux pas me permettre davoir lair tu vois. »

« Oui, très bien, » disje simplement.

Ce matinlà, il part pour le travail de bonne humeur. Moi, je revêts une robe Dior neuve bleu foncé, élégante, qui souligne la silhouette sans ostentation. Ma mise est faite par un maquilleur et une coiffeuse professionnelle. Devant le miroir, une autre femme me regarde : assurée, belle, accomplie.

Je sais où se tient la soirée lun des meilleurs restaurants de la capitale. Michel Dupont maccueille à lentrée.

« Madame Lefèvre, ravi de vous voir. Vous êtes splendide. »

« Merci, » répondsje. « Jespère que nous pourrons tirer des conclusions utiles et planifier lavenir. »

La salle est pleine de costumes et de robes chères. Lambiance est professionnelle, mais cordiale. Je parle avec des responsables dautres départements, rencontre des employés clés. Beaucoup me connaissent déjà comme la nouvelle actionnaire majoritaire, bien que cela ne soit pas encore officialisé.

Je repère Didier dès son arrivée. Il porte son plus beau costume, une nouvelle coupe, et affiche une assurance calculée. Il balaie la salle du regard, jaugeant les présents et sa place parmi eux.

Nos regards se croisent. Au début, il ne comprend pas ce quil voit. Puis son visage se contorsionne en colère. Il sapproche de moi dun pas décidé.

« Tu fais quoi ici ? » souffletil en se penchant. « Je tai dit que ce nétait pas pour toi ! »

« Bonsoir, Didier, » disje calmement.

« Sors dici tout de suite ! Tu me fais honte ! » ditil, la voix basse mais cinglante. « Et cest quoi cette mascarade ? Tu remets encore tes guenilles de souris pour mhumilier ? »

Plusieurs regards se tournent vers nous. Didier sefforce de reprendre contenance.

« Écoute, » ajoutetil dans un autre registre, « ne fais pas de scène. Pars tranquillement et on réglera ça à la maison. »

À ce moment, Michel Dupont arrive à notre hauteur.

« Didier, je vois que vous avez déjà fait la connaissance de Madame Lefèvre, » ditil avec un sourire.

« Michel, » répond Didier et, aussitôt, il change de ton, adoptant une attitude servile, « je nai pas invité ma femme. Franchement, il vaudrait mieux quelle rentre. Après tout, cest un événement professionnel »

« Didier, » dit Michel, surpris, « je lai invitée. Et elle ne partira pas. En tant quactionnaire majoritaire, elle doit être présente à ce dîner de reporting. »

Je lis linformation qui pénètre lesprit de mon mari : dabord lincompréhension, puis la saisie, puis leffroi. La couleur quitte son visage.

« Lactionnaire de la société ? » articuletil faiblement.

« Madame Lefèvre a hérité dune participation majoritaire de son père, » explique Michel. « Elle est maintenant notre principale actionnaire. »

Didier me regarde comme sil me découvrait pour la première fois. La panique se lit dans ses yeux : il comprend que, sil y a des preuves contre lui, sa carrière est condamnée.

« Anouk » commencetil, et la voix prend une nuance que je ne lui ai jamais entendue : suppliante, craintive. « Anouk, il faut quon parle. »

« Volontiers, » disje. « Mais dabord, écoutons les rapports. Nous sommes là pour ça. »

Les deux heures qui suivent deviennent un calvaire pour lui. Assis à côté de moi, il tente de manger, de participer aux conversations, mais je vois sa nervosité. Ses mains tremblent quand il porte le verre à ses lèvres.

Après la partie officielle, il me tire à lécart.

« Anouk, écoutemoi, » parletil vite, mielleux. « Je sais que tu sais peutêtre enfin, on ma peutêtre dit Mais ce nest pas vrai ! Pas complètement ! Je peux tout expliquer ! »

Ce ton pathétique et humilié me répugne encore plus que larrogance dont il faisait preuve autrefois. À lépoque, au moins, il avouait clairement son mépris.

« Didier, » murmureje, « tu as la possibilité de quitter la société et ma vie sans bruit et avec élégance. Réfléchisy. »

Au lieu daccepter, il explose :

« À quoi jouestu ?! » hurletil, oubliant quon nous remarque. « Tu crois pouvoir prouver quoi que ce soit ? Tu nas rien contre moi ! Tout nest que spéculation ! »

Michel fait un geste vers la sécurité.

« Didier, vous troubler lordre, » ditil dun ton sévère. « Veuillez quitter les lieux. »

« Anouk ! » crie Didier pendant quon lescorte dehors. « Tu vas le regretter ! Tu mentends ?! »

À la maison, laltercation prend une autre ampleur.

« Questce que tu faisais là ?! » hurletil entre deux pas furieux. « Tu as voulu me piéger ? Tu crois que cétait un spectacle ?! »

Il tourne en rond, agite les bras, la colère marquant chaque trait de son visage.

« Tu ne prouveras rien ! Rien ! Tout ça, ce sont tes inventions et tes manigances ! Et si tu crois que je vais me laisser dicter ma vie »

« Didier, » linterrompsje calmement, « lenquête interne a été ouverte il y a deux mois, avant même que tu saches qui je suis. »

Il se fige, me scrutant avec suspicion.

« Jai demandé à Michel de te laisser partir en douceur, sans conséquences, » poursuisje. « Visiblement, cétait inutile. »

« De quoi tu parles ? » Sa voix devient plus basse, mais la colère reste.

« Lenquête montre que, ces trois dernières années, tu as détourné environ 23 000 . Peutêtre plus. Il y a des documents, des enregistrements de conversations, des mouvements bancaires. Michel a déjà transmis le dossier aux autorités compétentes. »

Didier saffaisse dans le fauteuil, comme vidé.

« Tu tu ne peux pas » marmonnetil.

« Si tu as de la chance, » disje, « tu pourras négocier une indemnité. Lappartement et la voiture devraient suffire à couvrir une partie des sommes. »

« Imbécile ! » se remetil à crier. « Où vaton vivre alors ?! Tu vas tout prendre et me laisser à la rue ! »

Je le regarde avec une sorte de pitié. Même maintenant, il ne pense quà luimême.

« Jai un appartement en plein centre, » disje dune voix neutre. « 200 mètres carrés. Et une maison en région parisienne. Mon chauffeur mattend déjà en bas. »

Didier mécoute comme si je parlais une langue étrangère.

« Quoi ? » souffletil.

Je me détourne. Il reste là, au milieu du salon, confus, brisé, pitoyable. Le même homme qui, le matin même, estimait que je nétais pas digne dêtre vue à ses côtés parmi les gens « corrects ».

« Tu sais, Didier, » disje, « tu avais raison sur un point : nous ne sommes vraiment pas du même milieu. Mais pas dans le sens où tu lentendais. »

Je ferme la porte derrière moi sans me retourner.

En bas, une voiture noire et un chauffeur patient mattendent. Assise sur la banquette arrière, je regarde la ville défiler, qui mapparaît différente. Pas parce quelle a changé, mais parce que je ne suis plus la même.

Le téléphone sonne : Didier. Je refuse lappel.

Puis vient un message : « Anouk, pardonnemoi. On peut tout arranger. Je taime. »

Je supprime le message sans répondre.

Une nouvelle vie mattend dans ce nouvel appartement. Une vie que jaurais dû commencer il y a des années, mais dont jignorais le droit. Maintenant, je sais.

Demain, je dois décider du sort de la société, du fonds dinvestissement, de lhéritage de mon père. Je construirai un avenir qui ne dépendra plus que de mes choix.

Et Didier Didier restera dans le passé, avec toute lhumiliation, le doute et linsuffisance quil ma infligés pendant tant dannées.

Je ne suis plus la petite souris grise. Dailleurs, je ne lai jamais été.

Оцените статью
« Je ne t’emmènerai pas là-bas, il y aura des gens bien, tu n’es pas à leur niveau », déclara mon mari, sans savoir que je suis propriétaire de l’entreprise où il travaille.
J’ai accidentellement entendu mon mari au téléphone dire : ‘Il ne lui reste plus longtemps.’ Depuis, j’ai arrêté de prendre les comprimés qu’il me donnait.