Jeudi 12 mars 2025
Aujourdhui, en relisant les pages de mon petit carnet, je réalise à quel point notre vie de jeunes parents sest transformée, presque comme un puzzle bien assemblé où chaque pièce sait exactement où elle doit se loger. Mon mari, Nicolas, robuste comme un ouvrier du BTP, travaille comme chef de chantier à La Défense. Ses mains connaissent la valeur du béton, des armatures et des plans précis. Moi, Alix, je suis lexacte antithèse : légère, toujours souriante, parfumée de la brioche que je ramène de lépicerie « Chez mon oncle Pierre », où jétais responsable du rayon « petites choses » avant mon congé maternité.
Notre univers tourne autour de notre petite fille, Clémence, deux ans, aux joues perlées de fossettes et aux yeux sérieux comme ceux de son père.
Le congé maternité touche à sa fin et, lors dune réunion familiale, nous avons décidé quil était temps de trouver une nounou.
La première candidate fut Madame Valérie Dupont, une dame dun autre temps, qui élevait les enfants à coups de discipline et de bouillie. Sa présence faisait même épaissir lair, parfumé de naphtaline.
« Lenfant doit savoir que le mot « interdit » existe », proclamaitelle en regardant Clémence comme si elle était un projet inachevé. « Sinon elle deviendra une petite désorganisée. »
Jai froncé les sourcils. Nicolas, habitué à la rigueur du chantier, approuvait intérieurement, mais voir ma fille marcher comme un soldat sur ordre me donnait une légère réticence. Le décisif fut le coup de fil du soir :
Nicolas ? Cest Valérie Dupont. Je vous informe que ce jour, à 17h03, Clémence a pris un bonbon sans permission. Je lai confisqué. Jétablis le protocole dinfraction.
Jai raccroché, puis appelé Alix :
Alix, cest pas une nounou, cest un chef de chantier pour notre fille. Même sur le chantier on est plus démocratique que ça.
Valérie fut remplacée par Christelle, une jeune femme dune vingtaine dannées, tout droit sortie dun magazine de mode. Son vocabulaire était truffé de « pleine conscience », « intelligence émotionnelle » et de « je suis en phase avec elle ».
Le premier jour sest déroulé sans bruit, le deuxième aussi. Le troisième, arrivée plus tôt du travail, jai trouvé Christelle les yeux rivés sur son téléphone, en train de liker frénétiquement, tandis que Clémence, décorée de grisaille sur le visage et les mains, peignait les murs du salon avec des feutres.
Oh là là! sest exclamée Christelle, détachée de lécran. On sexprime par lart, cest essentiel à son développement créatif!
Jai pris ma fille dans les bras, sans dire un mot. Le soir, Nicolas grattait les murs en maugréant :
Elle sait bien « résonner », surtout avec Instagram. Il nous faut une nounou qui résonne vraiment avec lenfant.
Le désespoir sest installé. Il semblait ny avoir ni le juste milieu entre la discipline militaire et lanarchie décorée de tendances.
Cest alors que loncle Pierre, le propriétaire de lépicerie, ma suggéré: « Tu sais, on a une voisine qui passe son temps à sennuyer à la retraite, son amie travaillait en crèche, elle a les mains dor. Tu pourrais lappeler? »
Ainsi est arrivée chez nous Madame Marie Lefèvre. Quinze minutes avant les soixante ans, elle portait dans le regard une douceur éternelle, un sourire sans éclat mais sincère. Elle ne lançait pas de grands discours. Quand elle a pris Clémence dans ses bras, la petite, habituellement timide, sest collée à son pull doux, sentant une chaleur domestique.
Marie na pas tenu de protocole, pas de « résonance » à déclarer. Un soir, lorsque Nicolas et moi sommes rentrés très tard, nous avons trouvé un silence extraordinaire. Sur le sol, un plaid était devenu une île magique; au centre, Clémence dormait, blottie contre Marie, qui caressait doucement sa tête. Sur la table de la cuisine, des beignets au fromage frais étaient encore chauds.
Pardon, je viens de préparer un petit encas, a-t-elle murmurés, les yeux dans le vague. Le bébé dort, alors je me suis occupée.
Nicolas, habitué à voir les résultats concrets, a aperçu la propreté, le calme, le sourire de notre fille. Une lourde charge sest détachée de mes épaules, que je portais depuis des semaines.
Le soir même, nous avons partagé un thé avec les beignets de Marie.
Tu sais, sest dit Nicolas en regardant les lumières de la ville sallumer, sur le chantier je bâtis des murs de briques. Elle elle construit du cocooning avec du silence, des beignets et des berceuses. Cest bien plus précieux.
Alix a hoché la tête, un sourire se dessinant.
Depuis, la vie avec Marie sécoule comme une rivière paisible. Chaque retour à la maison nous réserve un petit miracle. Parfois, une guirlande doiseaux en papier apparaît sur le rebord, Marie apprenant à Clémence à les plier (elle les déchire surtout, mais elle est ravie). Dautres fois, lappartement se remplit du parfum de biscuits en forme danimaux.
Clémence sépanouit. Ses yeux sérieux silluminent de rires, son vocabulaire senrichit de mots denfants mais aussi de fragments de vieilles chansons damour que la nounou fredonne. « Dodo, dodo, berceuse » est devenu notre hymne familial.
Un jour, Nicolas est revenu du chantier au milieu dune tempête de fournisseurs en colère, et a trouvé la maison silencieuse. À pas feutrés, il est entré dans la chambre où Marie était assise dans le fauteuil à bascule, Clémence reposant sur ses genoux, un vieil album photo ouvert sur ses genoux. Elle feuilletait les images, le visage empreint dune douce mélancolie que Nicolas nosa pas troubler.
Il a demandé, presque par hasard :
Madame Lefèvre, avezvous votre propre famille? Des enfants?
Elle a hésité une seconde, puis a souri doucement.
Jen avais. Mon mari était mineur, il est mort dans une accident quand mon fils Serge avait dix ans. Jai élevé seul mon fils, il vit maintenant à Lyon, marié, deux enfants. Ils appellent, ils viennent Mais le rire des enfants me manque.
Jai posé ma main sur la sienne :
Alors vous avez maintenant notre Clémence. Et nous nous aussi.
Marie a simplement acquiescé, les yeux brillants.
Elle est vite passée du statut demployée à celui de membre à part entière de la famille. Les dimanches, elle déjeune avec nous. Nicolas la raccompagne parfois chez elle, dans son petit appartement du 13e arrondissement, plein de photos de son fils et de ses petitsenfants, où le plus grand plaisir est de tricoter des chaussettes et des moufles quils ne portent que par politesse.
Un accident est survenu : en rangeant le garage, Nicolas a glissé dune échelle et sest cassé la jambe. Lhospitalisation a duré plusieurs semaines, le budget déjà serré sest déchiré. Alix a dû travailler à la fois à la boutique et à la maison, mais le salaire ne suffisait plus.
Un soir, autour dune tasse de thé, jai dû avouer :
Marie Lefèvre nous craignons de ne plus pouvoir vous payer ce moisci. Nicolas est en arrêt, et
Avant même que je naie fini, elle a levé les yeux, un éclat de bonté dans le regard.
Alix, ma chère, vous me payez déjà tant Vous mavez rendu sens à ma vie. Et comment pourraisje vivre sans Clémence? Largent nest pas la priorité. Payezmoi quand Nicolas sera sur pieds, tout ira bien.
Nicolas, pâle sur le canapé, était simplement reconnaissant. Il voyait en elle non plus une simple nounou, mais une grandmère qui comblait le vide de la petite Clémence.
Lorsque, un mois et demi plus tard, il est retourné au travail, il a dabord mis de côté une partie de son salaire dans une enveloppe, y a glissé une petite carte où, à la main, il a écrit «Merci dêtre restée. Vous êtes notre pilier».
Le soir, il a tendu lenveloppe à Marie.
Cest pour vous, Madame Lefèvre, pour ce mois et un peu plus. Merci de ne pas nous avoir abandonnés.
Elle aurait pu protester, mais en voyant mon regard franc, elle a compris que cétait une question dhonneur. Elle a ouvert la carte, les larmes les plus claires coulant sur ses joues. Cétait enfin la reconnaissance quelle attendait depuis tant dannées.
Clémence, en voyant «baba» pleurer, sest approchée et a serré la jambe de Marie, murmurant :
Ne pleure pas. Aime.
Cinq ans ont passé. Lappartement est le même, mais la chambre de Clémence regorge maintenant de peluches, dun globe terrestre et de manuels scolaires. Elle, maintenant élève sérieuse, note soigneusement les lettres dans son cahier.
La cuisine sent la tarte aux pommes. Alix, aujourdhui responsable du rayon pâtisserie, sort du four un gâteau doré. Nicolas, la jambe guérie, dirige une petite équipe dartisans, posant la table.
On sonne à la porte. Nicolas ouvre. Cest Marie, accompagnée de son fils Serge, revenu en mission, et de ses deux adolescents.
Entrez, entrez, le thé est prêt! sexclame Nicolas.
Clémence surgit, criant: «Youpi! Mamie est là!» Marie lenlace fort.
Serge, observant la scène, murmure :
Maman, ça fait longtemps que je ne tai pas vue ainsi à la maison.
Le thé et la tarte font laffaire, lambiance devient festive. Les ados, dabord timides, saniment en découvrant les jouets de Clémence et en riant de ses histoires. Serge et Nicolas discutent travail, et il apparaît que les solutions dingénierie de Serge pourraient être très utiles aux chantiers de Nicolas.
Tu sais, Serge, propose-t-il, dit-il à Marie, on pourrait te faire venir vivre chez nous. Il y a de la place.
Un silence. Marie regarde son fils, puis la cuisine où flotte lodeur de la tarte.
Mon petit, répond-elle doucement, je suis déjà chez moi.
Nicolas échange un regard complice avec Alix, souriant. Nous cherchions une nounou et avons trouvé le maillon manquant de notre famille, un lien qui nest pas passager mais profondément ancré.

