Ma Chérie Cristalline

Le mal était survenu sans prévenir. Mais qui nattendaitpas la misère? Elle sabat toujours comme une avalanche soudaine.

Gérard, chauffeurlongcourrier, avait pendant cinq années parcouru inlassablement la route Paris Berlin, Berlin Paris. Sur le parebrise trônait la photo de son épouse adorée, les ondes de « Radio Classique » séchappaient des hautparleurs, un café noir fumant se tenait dans le thermos: que voulait encore le routier? Il manquait encore lodeur familière du foulard tricoté par la mère attentionnée, la poignée de main ferme du père avant chaque départ, la certitude réconfortante que, au foyer, on lattendait avec amour, chaque jour, chaque heure, chaque seconde.

Un jour, il ne revint pas de son convoi. Quelques jours plus tard, Mélusine, son épouse, apprit que Gérard était admis à lhôpital de Lille. Un camion venant en sens inverse avait perdu le contrôle dans un virage, le faisant dévier. Gérard tenta déviter la collision, en vain; les deux véhicules roulèrent sur le côté. Le conducteur responsable sen tira avec un simple « frisson », tandis que Gérard subit une grave lésion crânienne. Le drame frappa les parties du cerveau responsables de la mémoire. Il aurait pu être pire: perdre la parole, les membres, la volonté Mais le sort en décida autrement. Il ne se rappelait ni son nom, ni qui il était, ni les événements récents. Quand ses proches pénétrèrent dans la chambre, leurs visages lui semblaient étrangers. Aucun médecin ne put offrir un pronostic optimiste; le cerveau humain reste un mystère, relevant finalement de la volonté divine. Guéri, ce serait une grâce; si le rétablissement échouait, il ne resterait quà vivre avec.

À sa sortie, les difficultés se révélèrent plus vastes que prévu: Gérard avait non seulement perdu le passé, mais sa mémoire à court terme le trahissait chaque trois heures, oubliant des gestes du quotidien. Il ne pouvait réchauffer un plat sur le feu, ni même sortir seul pour une promenade. Il était aussi en danger de se perdre en chemin du retour. Son intellect, sa volonté, sa motricité et ses émotions demeuraient intacts, il nétait pas devenu stupide; seule sa mémoire était affectée, susceptible de se reconstituer avec le temps. De telles choses arrivent.

Mélusine était enceinte. Elle prit un congé maternité et consacra tout son temps à son mari. La nuit, elle pleurait souvent en se rappelant que Gérard attendait un enfant, que, à chaque voyage, il ramenait des jouets pour la petite fille qui nétait pas encore née.

Pourquoi, mon chéri? se lamentait-elle ce nest pas le moment. On dit quon ne doit rien acheter à lavance, mauvais présage.
Ah, les superstitions ! riait Gérard en la berçant je veux que notre fille, dès quelle verra sa chambre, sémerveille. Que chaque recoin regorge de jouets, une mer, une mer entière de jeux.

Il les disposait sur les étagères, les posait sur le rebord de la fenêtre, les suspendait au-dessus du berceau. Au moment de la sortie de lhôpital, linfirmière lui remit un petit ourson en peluche.

Un talisman, alors? demanda Mélusine, ironique, se demandant pourquoi un homme devait porter un jouet en route.
Oui, un portechance désormais, répondit-elle.

Lourson fut placé sur la table de nuit du mari, pas dans la chambre de la petite.

Ils déambulaient souvent ensemble dans le parc, riaient, mangeaient une glace. Les passants les prenaient pour un couple heureux, bientôt agrandi. Et cétait bien le cas. Mais, après une sieste postbalade, Gérard ne se souvenait plus de la promenade ni de lexistence de son épouse enceinte. Mélusine devait sans cesse réexpliquer quelle était sa femme, que leur fille allait bientôt naître. Les parents du petitenfant apportèrent un grand soutien, aidant Mélusine à affronter les nouveaux obstacles.

Un jour, le père de Gérard, Henri, convoqua sa bellefille dans la cuisine, ferma la porte et déclara: «Mélusine, nous comprendrons si tu décides de quitter Gérard. Tu es jeune, belle, la vie devant toi. Mais jusquoù irastu? Dans un an ou deux, tu le détesteras. Cest un fardeau lourd. Et si la mémoire ne revient pas? On ne voit aucun progrès. Ne tinquiète pas pour la petitefille, nous laimerons comme notre sang. Nous taiderons, si besoin. Nous comprendrons, ma fille, tout.»

Ces mots firent bouillonner le cœur de Mélusine: fatigue, anxiété et offense se mêlèrent. Elle se redressa, sourit légèrement, puis inclina doucement la tête sur les épaules du beaupère. Henri, les cheveux blancs comme neige, caressa ses cheveux roux et murmura: «Ne crains rien, ma fille, nous surmonterons cela. Tu es forte, même avec le poids dun enfant de zéro kilo.»

Mélusine était toujours petite et svelte, alors que Gérard, à ses côtés, ressemblait à un géant. Lorsquil la présenta aux parents, ils furent dabord surpris, mais restèrent discrets. Plus tard, ils demandèrent à leur fils: «Elle est comme du cristal! Où lastu rencontrée?» Ils laimèrent aussitôt. Mélusine était douce, légèrement timide, et surtout, elle accueillit les parents de Gérard avec une chaleur immédiate. Depuis, Gérard lappela souvent «ma petite cristalle».

Naquit alors la petite Mila. Gérard, avec les parents, accueillit la mère depuis la maternité, rayonnant de bonheur. Le lendemain matin, il demanda: «Cest quel genre denfant?» Mélusine dut encore recommencer à tout raconter, sy ajoutant quelques précisions. Cette fois, le nouveau détail était Mila ellemême. Gérard prenait sa fille dans ses bras, ses yeux brillaient à chaque fois.

Dans les premiers jours, Mélusine déplaça le berceau de Mila de la chambre denfant à la sienne, afin que la petite reste proche (elle se réveillait souvent la nuit, très agitée, ne dormait guère) et pour veiller sur le mari (au cas où il aurait soif ou aurait besoin de quelque chose). Elle cessa totalement de dormir. Les nuits blanches et la fatigue la tarirent; son lait sépuisait.

Ma fille, viens donc chez nous, il est difficile de te garder seule, insista la mère de Gérard, Kira.
Non, je veux rester, refusa Mélusine, épargnant ses parents de sinquiéter davantage (ils nétaient plus jeunes) et comprenant quelle devait vivre ainsi toute sa vie, forte et maître dellemême.

Mila fut alors nourrie au biberon. Une nuit, Mélusine se réveilla non pas à cause des pleurs de sa fille, mais au son dune berceuse murmurée doucement:

Les jouets jonchent la pièce,
Les enfants dorment, rêvant de douceurs,
Le renard vole leurs biscuits,
Un éléphant fait le guet à la porte,
Les jours filent, tourbillonnant sous la tempête,
Dehors scintille la neige blanche,
Et la lune, dessinant son ombre,
Cherche son portrait dargent.

Elle leva les yeux et vit son mari bercant la petite. Il tenait dune main un précieux paquet, de lautre une tétine remplie de lait artificiel que Mila suçait. Mélusine sassit doucement sur le lit, sans prononcer un mot, craignant de troubler Gérard (lenfant était désormais dans ses bras). La chambre était dune lumière inhabituelle; la pleine lune éclairait chaque recoin.

Voilà le bonheur, pensa-t-elle.

Gérard posa Mila, prit lourson de la table de nuit et le déposa dans le berceau: «Cest pour toi, ma petite, mon cadeau.» Puis, grelottant, il se glissa sous la couverture auprès de son épouse.

Je taime tant, ma petite cristalle

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Ma Chérie Cristalline
Eh, quelle grand-mère je suis pour toi ?