La Table de la Cour : Un Refuge de Convivialité et d’Échanges au Coeur de la Vie Française

28février 2025

Aujourdhui, à 78ans, jai senti que le silence sétait installé dans la cour de mon immeuble. Avant, dans les années 80, on entendait les cris des enfants, les ballons qui rebondissaient, les disputes pour le dernier but. Puis le chantier de la copropriété a fait place aux voitures, aux alarmes, aux livraisons de supermarché. Maintenant, le bruit le plus fréquent est le froissement dun sac plastique et le claquement des portières.

Je suis assis à la table de la cuisine, une tasse de thé à la main, et jentends les talons de ma voisine du troisième étage, une jeune fille du quartier, claquer sur le pavé. Un instant, puis le silence. Les weekends, quelques ados descendront avec une enceinte, mettront de la musique, mais ils restent dans leur bulle, impossibles à approcher.

Je repose ma tasse, me lève, un léger picotement me serre la poitrine, non pas du cœur mais du sentiment dinutilité. Ma retraite touche à sa troisième année, les petits boulots me refusent à cause de mon âge. Ma femme est décédée il y a cinq ans, mon fils vit à Lyon et ne vient quune fois par an. Le temps sécoule comme leau sur une table.

Je vais à la fenêtre. En bas, sur le terrain de jeu, les balançoires grincent sous le vent, le bac à sable est envahi dherbe. Un homme en veste sombre est assis sur le banc, le nez dans son téléphone, une cigarette à la main.

Soudain, je me souviens de la table verte de pingpong que nous avions rangée dans le soussol. Nous, les gamins du bâtiment, lavions transportée nousmêmes, en pensant la mettre hors du chemin. Puis chacun a suivi sa route, certains se sont mariés, dautres sont partis. Elle est restée là, sous les tuyaux, avec un coin abîmé.

Lidée germe, puis persiste: et si je la ressortais? La mettre près de lentrée, sur le trottoir lisse. Peutêtre que quelquun viendrait jouer, que ce soit des enfants ou des adultes.

Je me dis que je ne pourrai pas la soulever seul. Mais je pourrais solliciter les voisins, les ados qui aident déjà. Je nai pas beaucoup dargent, mais je peux promettre denseigner le jeu; je faisais partie de léquipe de pingpong de lusine, jai même une attestation quelque part.

Je tire le rideau, jouvre la petite fenêtre, lair frais de la rue mêlé à lodeur déchappement me pousse à agir.

Dans le soussol, la poussière et les vieux chiffons envahissent lespace, la lampe au plafond clignote. Le cadenas grince, la porte lourde se débloque avec effort. La table est là, appuyée contre le mur, recouverte dune couche de poussière. Une jambe est entourée de ruban adhésif, le panneau de bois est gonflé.

Je passe la main sur la surface, laissant une bande nette. Un frisson me parcourt: cette table a entendu mes coups, mes cris, mes disputes avec les copains. Elle se souvient des soirées dété où nous jouions jusquà la tombée de la nuit.

Alors, mon vieux, on retente? murmureje à la table.

Je sors dans la cour, je repère deux adolescents près de lentrée: un garçon mince en sweat noir et un autre plus costaud en veste de sport. Ils fument, les yeux rivés sur leurs téléphones.

Les gars, jappelle, approchant, je pourrais avoir un coup de main.

Le mince lève les yeux, fronce le sourcil, mais ne senfuit pas.

Quoi? demandet-il.

La table du soussol, je veux la sortir, la mettre ici pour jouer.

Ils échangent un regard. Le costaud ricane.

Et largent? demandet-il.

Je sens une boule se former dans ma gorge.

Pas dargent, mais je vous apprendrai à jouer comme un pro, avec service et smash. Jai même un diplôme de lépoque.

Le mince semble hésiter.

Pingpong, cest ça? demandet-il.

Exactement, répondsje, un sourire en coin. On a des raquettes?

On les trouvera, affirmeje, même si je ne sais pas où.

Ils décident daller au soussol. Ensemble, ils soulèvent la table, grognant mais riant, la comparant à «un cercueil». Je les suis, tenant le bord, guidant leurs pas pour éviter les murs.

Nous plaçons la table au coin de la cour, près du buisson de lilas qui se décaille. Le béton est presque plat, loin des voitures.

Tout est bon? demande le mince.

Parfait, merci, les gars, répondsje, soulagé.

Ils repartent, je reste près de la table, effleurant le bord, imaginant les réparations : décaper la peinture, remplacer le contreplaqué, renforcer les pieds. Un poids se lève de mes épaules, un but apparaît.

Le soir, je sors une ponceuse, un marteau, des vis, un pot de peinture verte provenant dune rénovation dun balcon. Javance lentement, prenant des pauses toutes les dix minutes. Les voisins curieux sarrêtent, observent.

Cest pour le pingpong? senquiert une femme avec une poussette.

Oui, on va jouer, corrigeje. Les enfants vont adorer.

Elle sourit.

Ce sera amusant.

Je repeins un côté, lautre reste gris et usé. Fatigué, le dos me fait mal, mais je suis animé dune énergie nouvelle.

Le lendemain, un voisin du troisième étage, un homme dune quarantaine dannées, sapproche.

Serge, cest bien ça? demandet-il. Vous étiez footballeur à lépoque?

Je reconnais le petit garçon aux oreilles pointues qui courait toujours après le ballon.

Oui, cest moi. Tu veux taider? répondsje.

Il rapporte deux raquettes usagées et une boîte de balles jaunes.

À midi, la table est entièrement peinte, sèche. Nous installons les raquettes, lançons la première balle. Mon premier service est maladroit, la balle séchappe, mais je récupère, je ajuste mon geste, la balle rebondit sur le filet et revient.

Pas mal, sexclame le voisin.

Des passants se rassemblent, les enfants sapprochent, les ados qui nous ont aidés restent en retrait.

On peut essayer? demande le mince.

Attendez la fin de la partie, répondsje. Puis je vous montrerai.

Au fil de la journée, une petite file dattente se forme. Certains apportent des chaises en plastique, dautres des bouteilles deau. La cour reprend vie.

Une semaine plus tard, je réalise que jouer uniquement ne suffit plus. Les gens commencent à se disputer pour le temps de jeu, à se plaindre que certains monopolisent la table. Je massois à la table de la cuisine, jouvre mon cahier à carreaux, jécris en gros: «Club de pingpong du quartier». Jinscris les participants.

Le lendemain, jaccroche un flyer à la porte de limmeuble: «Club de pingpong amateur. Inscriptions chez Serge, appt47.». Je note les horaires, les jours.

Un matin, une petite fille de dix ans aux tresses et aux lunettes sarrête devant ma porte.

Vous êtes Serge? demandet-elle, tenant le flyer.

Oui, entre.

Elle sassoit, hésitante.

Je mappelle Anaïs, jhabite le 42.

Tu sais jouer? lui demandeje.

Un peu, mais la table est bancale.

On apprendra.

Elle sinscrit, suivie du voisin Kostia, de sa femme, dun couple avec un bébé, puis des ados Dimo et Léon, qui griffonnent leurs noms.

Le tableau compte déjà quinze noms. Je trace les colonnes «Heure», «Lundi», «Mardi», etc., en tenant compte des emplois du temps, des enfants à lécole, des retraités libres le jour.

Les premiers jours se passent sans encombre. Le soir, les retraités jouent, les enfants samusent, les travailleurs viennent après le travail. Je circule dans la cour, je note qui vient, qui part, je conseille les gestes.

Je corrige la posture des jeunes, je leur dis de ne pas agiter la raquette comme une pelle, de frapper avec douceur. Les disputes apparaissent, mais je les désamorce rapidement.

Le bruit du ballon résonne désormais dans la cour, mêlé au vrombissement des voitures. Un mois plus tard, quelquun propose dorganiser un tournoi.

Pourquoi pas? dit Kostia, essuyant son front. Un prix, une coupe.

Le prix, ce sera la gloire, répondsje en souriant. Et un gâteau que je préparerai.

Nous fixons le samedi. Le vendredi soir, je prépare le tableau du tournoi, rappelant les noms comme au travail.

Le samedi matin, la cour est animée. Des enfants courent autour, les adultes discutent, des stands improvisés avec des gobelets de thé et des biscuits apparaissent.

Ouvrons le tournoi, lance Kostia.

Je prends la parole.

Mesdames, messieurs, ouvrons le premier tournoi. Deux sets, onze points, lessentiel est de prendre du plaisir, pas de gagner à tout prix.

Le jeu commence. Les enfants perdent contre les adultes mais restent motivés. Les ados se querellent sur les balles, mais acceptent de rejouer. Jarbitre, parfois je lève la main pour calmer les esprits.

Vers le soir, je suis épuisé, le dos me fait mal, mais mon cœur est chaud. La cour est pleine, les rires fusent, le bruit du ballon continue à résonner.

Des jours plus courts apportent de nouvelles tensions: certains se plaignent du bruit tardif. Un voisin du quatrième étage, grognant, me confronte à 22h.

Il est déjà dix heures, vous jouez encore? sexclamet-il.

Je regarde ma montre, il est 21h45.

Dernière partie, je vous le promets, répondsje.

Il rétorque que ses enfants narrivent pas à dormir à cause du bruit. Latmosphère se tend, les ados baissent leurs raquettes.

On arrête pour ce soir, disje. On reprendra demain.

Le lendemain, je propose de redéfinir les règles. Nous nous réunissons près de la table, je prends mon cahier.

Fixons des heures: en semaine jusquà neuf heures, le weekend jusquà dix, sans musique forte, proposeje.

Après un long débat, nous acceptons. Kostia aide à fixer une ardoise à la porte, où les règles sont affichées.

Les habitants commencent à les respecter. Quand il est presque neuf heures, je rappelle doucement :

Les gars, il est temps de finir.

Parfois, ils râlent, mais ils partent. Un jour, Dimo lance :

Cest quoi, un couvrefeu? en plaisantant.

Ce nest pas un couvrefeu, cest du respect, lui répondsje. Un jour, vous aussi voudrez dormir.

Les nouvelles règles sancrent, les disputes sestompent. Le club devient un vrai lieu de rencontres. Un ancien râleur du quartier vient me dire :

Merci, Serge, davoir sorti cette table. Avant, on se contentait de nos appartements à râler sur les réseaux.

Je voulais juste jouer, répondsje.

Le club survit aux pluies, aux hivers, les gens couvrent la table dune bâche, la conservent même en hiver. Au printemps, les jeunes reviennent, les enfants du voisinage sy joignent, les adultes échangent des recettes, les ados parlent de musique et de films.

Un jour, Anaïs, désormais plus assidue, me demande :

Serge, je peux aider à gérer lemploi du temps? me proposet-elle.

Daccord, mais ne change rien sans me demander, répondsje, heureux de voir la relève.

Nous organisons les créneaux, évitons les conflits, notons les remarques. Les jeux continuent, les rires persistent, la cour devient un espace vivant où chacun trouve sa place.

Mon fils, de passage pour le weekend, découvre la scène. Il sétonne :

Cest quoi ce truc? demandet-il.

Un club de pingpong, je lui explique. Viens, regarde.

Il est accueilli comme un invité, même sil na pas de place dans la file.

Le soir, en rentrant, je massois à la table de la cuisine, je bois mon dernier thé, je regarde par la fenêtre la cour où le ballon rebondit encore. La vie continue, même si je vieillis.

Ce que jai appris, cest que le silence nest pas toujours une absence; parfois, il est le vide à remplir. En sortant une vieille table et en invitant les voisins à jouer, jai trouvé une façon de redonner du sens à mes journées. La leçon la plus précieuse: on nest jamais inutile tant quon a la volonté de créer du lien, même avec un simple jeu.

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La Table de la Cour : Un Refuge de Convivialité et d’Échanges au Coeur de la Vie Française
À 65 ans, j’ai réalisé que le plus terrifiant n’est pas de rester seule, mais de supplier mes enfants de m’appeler, en sachant que je suis un fardeau pour eux.