La cour de limmeuble était devenue étrangement silencieuse depuis que Serge Dupont avait soufflé ses soixantecinq bougies.
Dans les années quatrevingtdix, les fenêtres étaient envahies par les cris des enfants, les ballons rebondissaient, les disputes surgissaient au sujet dun but. Puis le voisinage sest transformé : un groupe de copropriétaires a installé un garage, des voitures modernes ont envahi le pavé, leurs klaxons et leurs alarmes ponctuaient le vacarme. Aujourdhui, le bruissement des sacs du supermarché, le claquement des portières et le souffle intermittent des fumeurs du hall sont les seules notes qui sélèvent.
Assis à la cuisine, une tasse de thé à la main, Serge entendait les talons de la jeune voisine du troisième étage claquer sur le béton. Un instant, puis le vide. Le weekend, les ados descendaient parfois avec une enceinte, la musique monta, mais cétait plus leur monde que le nôtre, un cercle fermé où aucun mot ne franchit la barrière.
Un léger frisson parcourut la poitrine de Serge, non pas du cœur mais du sentiment dêtre devenu inutile. Sa pension, trois ans déjà, ne le rendait plus employable ; la femme était morte depuis cinq ans, son fils vivait à Lille et ne venait quune fois par an. Le temps sécoulait dans son appartement comme leau qui glisse sur une table.
Il se dirigea vers la fenêtre. En bas, les balançoires du terrain de jeu grinçaient sous le vent, le bac à sable était envahi par la mauvaise herbe. Sur le banc du hall, un homme en blouson sombre fumait, les yeux rivés sur son téléphone.
Un souvenir surgit : la table verte de tennis de table, oubliée dans la cave. Autrefois, Serge et les gamins du quartier la transportaient euxmêmes, prétextant quelle resterait « temporairement » en soussol pour ne pas encombrer la cour. Les années passèrent, les familles se formèrent, les uns partèrent, les autres sinstaurèrent. La table, avec son angle cabossé, était restée là, sous les conduits, couverte de poussière.
« Et si on la ressortait ? » pensa-t-il. « On la placerait au bout du bâtiment, sur un sol plat. Peutêtre que quelquun viendrait jouer, un enfant, un adulte, nimporte qui. »
Il calcula : la table était lourde, il ne pourrait pas la soulever seul, mais il pourrait solliciter les voisins, les adolescents du même groupe. Il ne pouvait pas payer sa pension nétait pas une tirelire mais il pouvait promettre denseigner le jeu. Jadis, il avait brillé dans léquipe de lusine, un diplôme à la main, un trophée encadré quelque part.
Il tira le rideau, ouvrit la lucarne. Lair frais, mêlé aux relents déchappement, lappela.
Dans la cave, lodeur de poussière et de vieux chiffons envahissait les lieux. Une ampoule au plafond clignotait. Après plusieurs minutes à forcer une serrure grinçante, il poussa la porte massive. La table trônait contre le mur, couverte dune couche de gris. Une jambe était entourée de ruban adhésif, le contreplaqué du rebord était gonflé.
Il passa la paume sur la surface, traçant une bande nette. Un frisson le traversa ; la table avait mémorisé ses coups, ses cris, ses disputes, ses soirées dété où ils jouaient jusquà la tombée du jour.
Alors, vieux, on retente ? murmura Serge, le regard rivé sur le bois usé.
Il sortit dans la cour, balayant du regard. Deux adolescents sétaient arrêtés près du hall : un mince en sweat noir, un autre à lépaule large, veste de sport. Ils fumaient, les yeux rivés sur leurs téléphones.
Les gars, sécria Serge en sapprochant, Jai besoin dun coup de main.
Le mince leva les yeux, fronça les sourcils, mais ne séloigna pas.
De quoi ?
De sortir une table de pingpong de la cave et la mettre ici, dans la cour.
Ils échangèrent un regard, puis le costaud grogna :
Et largent ?
Serge sentit son cœur se serrer.
Aucun sou, mais je vous apprendrai à jouer comme un pro, avec le service, le smash. Jai même le diplôme dancien champion.
Le mince plissa les yeux.
Du pingpong, cest ça ?
Exactement.
Vous avez des raquettes ?
On les trouvera, répondit Serge avec assurance, même sil ne savait pas où. Vous maidez ?
Le mince haussa les épaules.
Allons, Théo, dit le costaud, On na rien de mieux à faire.
Les trois descendirent dans la cave. Les ados soulevèrent la table avec des grognements, la qualifiant de « cercueil ». Serge les suivait, tenant le bord, guidant leurs pas pour éviter les murs.
Ils placèrent la table au bout de limmeuble, près dun buisson de lilas dénudé, lasphalte assez plat.
Ça vous va ? demanda le mince.
Parfait, répondit Serge, la gratitude dans la voix. Merci, les gars.
Ils retournèrent au hall, Serge resta près de la table, caressant le bord, imaginant les réparations : décaper la peinture, raccommoder le contreplaqué, renforcer les pieds. Un poids se souleva de son cœur ; il avait enfin une tâche.
Le soir, il sortit de lappartement une ponceuse, un marteau, quelques vis, une boîte de peinture verte récupérée dun vieux balcon. Il travaillait lentement, prenant une pause toutes les dix minutes. Les voisins qui passaient sarrêtaient, curieux.
Cest quoi, ce tableau ? demanda une femme avec une poussette, ajustant la couverture de son bébé.
Une table de tennis de table, répondit Serge, On va jouer.
Elle sourit.
Les enfants vont adorer.
Au bout de la journée, un côté de la table brillait dun éclat frais, lautre restait terni. Son dos le faisait souffrir, mais il se sentait utile.
Le lendemain, un voisin du troisième étage, un homme svelte dune quarantaine dannées, sapprocha.
Serge Dupont ? Il se présenta, Je suis Laurent. On jouait au foot dans le parc quand jétais gamin.
Serge le reconnut, le petit garçon aux oreilles pointues qui courait toujours après le ballon.
Tu habites ici ?
Oui, avec ma famille. Jai des raquettes et des balles dans mon débarras, je peux les apporter.
Apporte-les, sil te plaît.
À midi, la table était entièrement repeinte, le vernis secs. Laurent apporta deux raquettes et une boîte de petites balles jaunes. Ils sinstallèrent de chaque côté et testèrent le premier service. Le premier coup fut maladroit, la balle senvola. Serge ajusta sa prise, fit un service, la balle franchit le filet, rebondit sur la table et revint.
Oh, quel tir, sécria Laurent.
Des gens du balcon commencèrent à sortir, les enfants couraient, les ados qui les avaient aidés restèrent en retrait.
On peut essayer ? demanda le mince.
Attendez quon finisse, répondit Serge, On apprendra à tous.
Le crépuscule arriva, une petite file dattente se forma autour de la table. Certains apportaient des chaises en plastique, dautres des bouteilles deau. La cour se réveillait.
Une semaine plus tard, Serge comprit que le simple jeu ne suffisait plus. Les querelles éclataient pour savoir qui aurait le droit de jouer, qui garderait la table trop longtemps. Il sassit à la cuisine, ouvrit un cahier à carreaux, y inscrivit en tête : « Club de tennis de table Notre cour ». Puis il lista les participants.
Le jour suivant, il fixa une affiche à la porte de lentrée : « Club de tennis de table amateur Inscriptions auprès de Serge Dupont, appartement 47 ». En bas, il ajouta : « Horaires à établir ensemble ».
Laprèsmidi, une petite fille aux boucles, les yeux cachés derrière des lunettes rondes, frappa à la porte.
Vous êtes Serge Dupont ? demandaelle, serrant un petit papier que quelquun avait jeté.
Oui, entre.
Elle entra, timide.
Je mappelle Mélisande, jai dix ans, jhabite le 42.
Tu sais jouer ?
Un peu à lécole, mais la table était bancale.
On tapprend.
Mélisande sassit, griffonna son nom, son âge, son appartement. Dautres arrivèrent : Laurent, la femme avec la poussette, les ados Théo et Léo, même quelques voisins du deuxième étage. Quinze noms remplissaient le cahier.
Serge, armé de sa règle, créa un tableau dhoraires : « Lundi, mardi ». Les premiers jours, tout se passa sans accroc. Les retraités jouaient le midi, les enfants le soir, les travailleurs le soir quand ils rentraient. Serge arpentait la cour, notait qui venait, qui manquait, les sourires, les regards. Il se sentait chef dorchestre dun petit théâtre de quartier.
Les habitants plaisantaient :
Attention, championne du quartier, prévient Laurent.
Ne bouge pas mon service, répliqua Mélisande, les yeux plissés.
Serge corrigeait les gestes, ajustait les prises :
Ne balance pas la raquette comme une pelle, ditil à Théo. Un geste plus doux.
Peu à peu, la cour shabitua au nouveau bruit le cliquetis régulier de la petite balle sur le bois, les rires, les éclats de voix. Les voitures continuaient dentrer et sortir, mais leur ronron sentremêlait désormais au rythme du jeu.
Un mois plus tard, quelquun proposa un tournoi.
On fait une compétition ? suggéra Laurent, essuyant son front après un match.
Mais on na pas dargent, ricana Théo.
Le prix, cest la gloire, intervint Serge, Et un gâteau que je préparerai.
Lidée fut accueillie avec enthousiasme. Le samedi suivant, Serge dessina le tableau des phases, rappelant les feuilles de lusine dantan. Le matin, la cour était animée, des enfants tourbillonnaient, les adultes discutaient des stratégies, quelquun installa une petite table avec des gobelets, une thermos de thé, des biscuits.
Louverture officielle, plaisanta Laurent, frappant dans ses mains.
Serge, un peu gêné, savança.
Mesdames et messieurs, proclama-t-il, Nous ouvrons notre premier tournoi. Deux sets à onze points, lobjectif est le plaisir, pas la victoire.
Les rires fusèrent, les premiers échanges furent maladroits, mais lambiance restait chaleureuse. Serge arbitrâit, parfois strict, parfois taquin, levant la main pour calmer les disputes.
À midi, la fatigue le rongeait, le dos le protestait, mais son cœur était chaud. Il observait la cour remplie, les visages illuminés, et sentit que son effort nétait pas vain.
Les problèmes apparurent quand les soirées raccourcirent. Certains se plaignirent du bruit tardif. Un soir, un homme du quatrième étage, visage sévère, savança.
On en a assez, criatil, il est déjà dix heures, le bruit
Serge regarda sa montre, il était quinze minutes avant dix.
On finit tout de suite, proposail, Dernière partie.
Lhomme, rouge de colère, rétorqua :
Vous ne respectez jamais les horaires. Mon enfant se réveille à cause du vacarme.
Le silence sabattit. Théo et Léo, qui jouaient, se figèrent, raquettes à la main.
Nous sommes dans le planning, expliqua Serge, Jusquà dix heures.
Il est presque interrompit lhomme, pointant son téléphone.
« Presque » nest pas « maintenant », répliqua Léo, irrité.
Lhomme se tourna vers Serge, le ton plus dur.
Tu ne me parles pas ainsi. Ce nest pas une salle de sport.
Serge sentit un frisson glacial. Il ne voulait pas de conflit.
Daccord, daccord, terminatil, Cest fini pour ce soir. Demain on continuera.
Les ados rangèrent leurs raquettes, mécontents.
On était juste en train de finir, marmonna Théo.
Revenez demain tôt, réponditil, On ne joue pas tard.
Lhomme séloigna, grognant.
Une semaine plus tard, une femme du même étage vint avec une plainte similaire, demandant que les jeux se terminent avant neuf en semaine. Mélisande protesta :
Lécole se termine à trois, après nous, on ne peut jouer quà la soirée.
Serge sentit le cahier devenir lourd, comme sil portait le poids de toutes ces attentes. Il réajusta les créneaux : enfants le matin, adultes le soir, mais les contraintes se chevauchaient.
« Je vais à la campagne le weekend, dit Laurent, Les soirées me conviennent mieux. »
« Moi, mon bébé dort à huit heures, répliqua la mère, Pas après. »
La confusion sintensifia, les gens se rayèrent, dautres abandonnèrent.
Un soir, une bande dadolescents dun immeuble voisin descendit, apportant une enceinte à fond, jouant sans se soucier du planning.
Les gars, on a une file dattente ici, intervint Serge, Nous jouons selon le tableau.
Un des jeunes, capuchonné, ricana :
Et vous êtes qui, le directeur du quartier ?
Serge brandit son cahier.
Cest le tableau, le programme, le quartier, vous ne voyez pas ?
Un autre riposta :
On a aussi le droit de jouer, on nattend pas votre permission.
Laurent, tentant de calmer les esprits, dit :
Les enfants attendent, les retraités aussi, on a déjà un accord.
Le débat senflamma, les voix montèrent, les téléphones sallumaient pour filmer. Mélisande, serrant sa raquette contre la poitrine, observa la scène, le cœur battant.
Serge sentit ses mains trembler. Tout ce quil avait construit pouvait se dissoudre.
Assez, lançatil dune voix plus forte quil ne le pensait. La cour appartient à tous, mais nous avons un planning. Si vous voulez jouer, vous devez vous inscrire, sinon respectez le silence après neuf.
Lhomme en capuche se moqua :
Vous êtes le grand chef dorchestre ?
Serge, le visage rouge, ne répondit pas. À ce moment, une mère avec son petit arriva, posant calmement la main sur lépaule du jeune.
Nous venons chaque soir, on sest habitués, ditelle, Si vous jouez tard, nos enfants ne dormiront pas. Respectonsnous.
Un autre voisin, celui qui sétait plaint auparavant, intervint :
Jétais contre les jeux tard, mais le jour nest pas bruyant. Trouvons un compromis.
Laurent acquiesça :
Daccord, jusquà neuf, cest notre cour, après neuf, silence. Pas de musique.
Les adolescents du voisinage se regardèrent, puis, à contrecœur, acceptèrent.
Daccord, on finit la partie, conclut le capAinsi, la petite table verte devint le cœur battant du quartier, rappelant à tous que le partage dun simple jeu pouvait tisser les liens dune communauté.







