Cher journal,
Je suis né, jai vécu toute ma vie, avec ma femme Pauline, dans une petite maison de pierre au bord du village de SaintCyrlesVignes. Nous avons élevé notre fils Michel, que nous avons envoyé à Lyon pour ses études. Il a fini luniversité avec mention très bien, et nous attendions quil se marie enfin, non pas avec ces « petites amies de la ville » qui, à notre goût, ne sont que des futilités.
Lété dernier, Michel est rentré avec une jeune femme. Pas une simple amie, mais une vraie compagne. Elle était flamboyante, bruyante, vêtue dune robe aux couleurs criardes qui faisaient plisser les yeux de mon père. Elle sappelait Éléonore.
« Papa, maman, voici Éléonore, ma femme. Nous vivrons ici, à lair libre », a annoncé Michel en la prenant dans ses bras.
Pauline a poussé un cri de joie, convaincue que son fils avait enfin trouvé sa destinée. De mon côté, je suis resté muet, les lèvres tirées en une fine ligne. Éléonore nétait pas faite pour mon fils. Ses mains, toujours impeccablement manucurées, son regard hautain, tout me disait quelle nétait pas la femme simple, travailleuse, du terroir que jaurais espéré.
Éléonore a envahi notre vie paisible comme une tempête. Un ordinateur sur le comptoir de la cuisine, de la musique de Christophe en fond dès le matin, des parfums qui embaumaient le couloir comme une boutique de la Place des Vosges. Elle parlait de « rénover le foyer » et de « cultiver le jardin naturel ». Elle a acheté des poules pondeuses de race, qui sont mortes dès le premier gel parce quelle les a laissées sortir dehors. Au printemps, elle a semé des fleurs exotiques qui ont péri en une semaine.
Je lai observée en silence. Jai gardé le silence quand elle a failli renverser le seau à lait en essayant de traire la vache, quand elle a froncé les sourcils devant mes cèpes salés préférés. En moi, tout bouillait, mais je restais muet, comme si son intrusion nétait quune plaisanterie de mauvais goût.
Les relations nont jamais décollé. Pauline essayait de plaire du mieux quelle pouvait, lavant les draps, cuisinant pour tout le monde. Je lui rappelais : « Ne la gâte pas trop, quelle apprenne à se débrouiller comme les autres. » Mais je méclipsais souvent dans le champ ou le grenier, pour ne pas croiser cette « poussière citadine ».
Un jour, Éléonore a décidé de faire un grand ménage. Elle a jeté à la décharge un vieux samovar en fer, hérité de mon grandpère et qui trônait depuis des générations dans le grenier. Pour moi, cet objet était un souvenir vivant.
Ce soir-là, jai perdu mon calme :
« Qui ta donné le droit de le jeter ?! Au moins demande! Tu nes quune étrangère ici, tu ne comprends rien et ne respectes rien ! »
Michel a tenté de me défendre, arguant que le samovar était cassé de toute façon, mais je nai rien entendu. Éléonore a fondu en larmes. Les murs de notre petite maison ont vibré sous le vacarme de notre dispute.
Vivre sous le même toit est devenu insupportable. Je nai plus parlé à Éléonore, elle ma renvoyé un mépris glacé. Michel oscillait entre nous, tentant de nous réconcilier, mais je restais inflexible.
« Emmène ta… actrice et repartez, vous navez pas votre place ici », lui aije dit un matin, le cœur froid comme la neige.
Une semaine plus tard, ils sont partis. Le silence est retombé, parfumé de genêt et de vieux bois. Mais la joie ne ma pas revisité. Pauline soupirait en feuilletant les photos de Michel, assis sur le banc du portail, regardant la route vide.
Deux ans se sont écoulés. Pauline, ne supportant plus ce vide, est tombée malade et, à lhiver, elle est décédée. Je suis resté seul dans la maison qui sest soudainement vidée. Michel ne mappelait que rarement, me donnant de brèves nouvelles : « Je vais bien, ne tinquiète pas. »
Un jour, sur un trottoir verglacé, je suis allé chercher du bois, glissé et me suis cassé la jambe. Les voisins mont aidé, mont conduit à lhôpital, me ont posé un plâtre et des béquilles. Jétais chez moi, seul, sans pouvoir me lever. Dès quil a appris la nouvelle, Michel est venu en trombe.
« Papa, on va à la ville. Je ne te laisserai pas ici. »
« Chez vous? Chez elle? Jamais! Je préfère mourir ici », aije rétorqué, têtu. « Mieux vaut mourir seul. »
Il ny avait plus de choix. Michel ma installé dans son petit appartement à Lyon, un studio en location, décoré de meubles modernes. En route, jattendais les piques et les regards de la bellefille.
Éléonore mattendait à la porte, sans rouge à lèvres criard, en simple peignoir de maison. Son visage était fatigué mais serein.
« Entrez, Monsieur Durand, la chambre est prête », mat-elle dit.
Elle ma aidé à avancer avec mes béquilles jusquau lit, ma déshabillé, préparé la chambre, apporté du thé. Elle parlait peu, sans paroles inutiles, me nourrissait, me donnait à boire, ajustait la couverture. Jattendais le reproche, le sarcasme, le rappel de mes propres mots : « Tu es étrangère ici! »
Les jours ont passé, rien ne changeait. Un soir, elle ma apporté un vieil album photo, collé de scotch, que javais laissé à la maison.
« Michel disait que vous laimez le revoir », a-t-elle murmuré.
Une nuit, ma tension a explosé, mon cœur a battu trop fort. Jai tenté de me lever pour aller chercher de leau et je suis retombé sur le tapis. La première à arriver fut Éléonore. Elle na pas crié, na pas paniqué. Elle a appelé lambulance, est restée à mes côtés, a réchauffé mes mains glacées.
À lhôpital, après la crise, je reposais les yeux fermés, entendant Éléonore parler doucement au médecin dans le couloir : « Monsieur, prenez bien soin de lui, il est un peu têtu, notre beaupère. »
Quand elle est revenue, elle a ajusté ma couverture sans un mot.
« Éléonore », aije murmuré, la voix rauque.
Elle sest retournée, les yeux remplis de douceur.
« Pardonnezmoi, vieux monsieur. Je ne vous ai pas vu alors. »
Elle sest assise au bord du lit, ma regardé, sans mépris ni ironie.
« Oui, jétais jeune et prétentieuse, je pensais tout vous enseigner, vous les villageois. La vie ma dailleurs tout appris. Michel vous aime beaucoup. »
Je hochais la tête. Elle prit ma main tremblante et la pressa doucement.
« Reprenez des forces, on vous attend chez vous. »
Je refermai les yeux, non pas par honte ou fatigue, mais par un calme nouveau, une paix qui remplissait tout mon être, plus chaleureuse que nimporte quel remède. Jai trouvé ce que je navais jamais possédé : non pas une bellefille de sang, mais un soutien. Une étrangère par le sang, mais une sœur dâme.
On ma libéré une semaine plus tard. Michel râlait :
« Papa, prenez le taxi, vous êtes encore faible. »
Je, appuyé sur ma canne, marchais dun pas lent, à la française, vers la voiture. Lappartement sentait le bon bouillon de bœuf, le même que jaimais tant. La table de la cuisine était dressée avec soin : tranches de lard fumé, une petite coupelle de crème fraîche, des petits pains à lail dorés.
Nous trois étions assis autour de ce festin. Je mangeais mon bouillon en silence, puis je me suis tourné vers Éléonore.
« Merci, ma fille, » disje doucement. « Pour tout. »
Cétait la première fois que je lappelais ma fille. Michel resta figé, craignant de briser cet instant fragile. Éléonore baissa dabord les yeux, puis les releva, brillants.
« Mangez, Monsieur Durand, tant que le plat est chaud. »
Depuis ce jour, notre maison a trouvé un nouvel ordre. Je ne reste plus muet. Je raconte mon village, mon enfance, Pauline. Éléonore écoute, pose des questions, débat parfois sans amertume, avec respect. Je lui apprends à préparer de vraies tartes aux pommes de la campagne, elle me montre comment chercher sur mon téléphone les photos de la ferme que les voisins menvoient.
Nous ne sommes pas liés par le sang, mais par le choix, par une bonté obstinée qui lemporte sur lorgueil. Souvent, je massois près de la fenêtre, je regarde le ciel de la ville, et je me dis que la vie, à la fois droite et courbe, nous fait trébucher, tomber, mais finit toujours par nous mener où nous sommes attendus. Chez nous, à la maison.
La leçon que je retiens de tout cela, cest que louverture du cœur ne dépend pas de la provenance, mais de la volonté daccepter lautre tel quil est, même sil vient dun autre monde. Le vrai foyer se construit avec la patience, la tolérance et lamour désintéressé.







