Ma Cristalline, Tu Es Mon Étoile

Le drame surgit sans crier gare. En fait, qui nattend pas le drame? Il arrive toujours comme une avalanche.
Grégoire, chauffeur-livreur, parcourt depuis cinq ans les autoroutes entre Paris et Bruxelles, puis le retour. Sur le parebrise, la photo de son épouse Clothilde, la radio NRJ diffuse ses hits, un café corsé repose dans le thermos: que demander de plus à un conducteur? Pourtant, il manque encore un petit quelque chose: lodeur familière du foulard tricoté par sa mère, la poignée de main ferme de son père avant chaque départ, et la certitude que, chez lui, on laime et on lattend. Chaque jour, chaque heure, chaque seconde.

Un jour, il ne revient pas du trajet. Quelques jours plus tard, Clothilde apprend que Grégoire est hospitalisé à Lille. Un camion venant en sens inverse a perdu le contrôle dans un virage, la emporté dans la collision. Grégoire tente déviter limpact, en vain: les deux véhicules basculent sur le côté. Lautre conducteur sen sort avec un simple «choc», tandis que Grégoire subit une grave lésion crânienne. Les zones du cerveau responsables de la mémoire sont lésées. Il aurait pu perdre les bras, les jambes, la parole mais le sort a été plus clément. Il ne se souvient ni de son nom, ni de qui il est, ni de ce qui sest passé. Quand ses proches entrent dans la chambre, ils lui semblent étrangers. Aucun médecin ne lui offre de pronostic optimiste; le cerveau humain reste un mystère, et tout dépend de la volonté divine. Soit il se rétablit, soit il doit vivre avec.

À sa sortie, la situation se révèle plus compliquée que prévu: Grégoire ne se rappelle pas le passé et sa mémoire à court terme le trahit. Il oublie ce qui sest passé il y a trois heures, perd certains gestes du quotidien. Il ne sait ni réchauffer un plat sur le feu, ni faire une promenade seul. Le risque quil ne retrouve pas le chemin du retour est réel. Heureusement, son intellect, sa volonté, sa motricité et ses émotions demeurent intacts; il nest pas devenu un «idiot», il a simplement perdu une mémoire qui pourrait se régénérer avec le temps.

Clothilde est enceinte. Elle prend son congé maternité et consacre chaque instant à son mari. La nuit, elle pleure en se rappelant que Grégoire attendait déjà le bébé, quil ramenait à chaque voyage des petits jouets pour leur fille qui nest pas encore née.

«Pourquoi, Grégoire?», se lamente Clothilde, «ce nest pas le moment. On dit quon ne doit pas acheter à lavance. Cest de mauvais augure.»
«Les augures, quoi? Ma chère,», répond Grégoire en la berçant, «je veux que notre petite, dès quelle verra sa chambre, se réjouisse. Que partout il y ait des jouets, une mer de jouets.»
Il disposait luimême les jouets sur les étagères, les posait au rebord de la fenêtre, les suspendait près du berceau. Au moment de la sortie de lhôpital, linfirmière lui remet un petit ourson en peluche.

«Un portebonheur?», lance Clothilde en souriant, intriguée de voir un adulte se promener avec un jouet.
«Oui, maintenant cest mon talisman,» répondelle.

Elle place lourson sur la table de chevet du mari, pas dans la chambre de la petite.

Ils se promènent souvent ensemble dans le parc, rient, dégustent une glace. Les passants les prennent pour un couple heureux qui attend un heureux événement. En effet, cest le cas. Mais, après une sieste après la promenade, Grégoire ne se souvient plus de la sortie, ni de la grossesse de son épouse. Clothilde doit constamment tout réexpliquer: quelle est sa femme, quune petite fille va bientôt naître. Les parents du couple laident, soulagent Clothilde.

Un jour, le père de Grégoire, Henri, rappelle la bellefille dans la cuisine, ferme la porte et lui dit: «Clothilde, on comprendra si un jour tu décides de partir. Tu es jeune, belle, la vie test longue. Mais jusquoù irastu? Un an, deux ans, et tu le détesteras. Cest un lourd fardeau. Et si la mémoire ne revient pas? On ne voit aucun progrès. Ne tinquiète pas pour la petite; nous laimerons, cest notre petiteprincesse. Nous taiderons si besoin. Nous comprendrons, ma fille, tout comprendrons.»

Ces mots enflamment le cœur de Clothilde. Fatigue, inquiétude, offense se mêlent, mais elle se redresse, sourit, incline légèrement la tête vers le père. Henri, les cheveux grisonnants, caresse ses cheveux roux et murmure: «Ne téteins pas, ma fille, on sen sortira. Tu es forte, même avec le poids de lenfant qui pèse zéro.»

Clothilde reste fine, de petite taille. Grégoire paraît alors géant à ses côtés. La première fois quil lamène chez ses parents, ils sont étonnés, puis se taisent. Plus tard, ils demandent à leur fils: «Elle est une petitecristal! Où lastu rencontrée?» Ils ladorent immédiatement. Elle est douce, un peu timide, et surtout très chaleureuse avec les parents du mari. Depuis, Grégoire lappelle souvent «ma petite cristalline».

La petite fille, Lilou, naît. Grégoire, accompagné des parents, accueille Clothilde sortie de la maternité. Il est aux anges. Le lendemain matin, il demande: «Cest quel bébé?» Et Clothilde recommence à tout raconter, toujours la même histoire, avec quelques ajouts: maintenant, Lilou. Grégoire prend la fillette dans les bras, ses yeux scintillent de bonheur à chaque fois.

Dans les premiers jours, Clothilde déplace le berceau de Lilou de la chambre denfant à la sienne, pour la garder près delle (Lilou se réveille souvent, très agitée, dort mal). Elle veille sur le mari (au cas où il aurait soif la nuit). Elle ne dort plus du tout. Les nuits blanches, la fatigue lenvahit, le lait sest tari.

«Ma petite, on va vous déménager chez vous. Cest trop dur pour toi seule,», lincite la mère de Grégoire, Kira.
«Non, je peux,», répond Clothilde, épargnant ses beauxparents de plus de soucis (ils ne sont plus tout jeunes) et sachant quelle devra vivre ainsi toute sa vie, forte et sereine.

Lilou passe à lalimentation artificielle. Une nuit, Clothilde se réveille non pas parce que lenfant pleure, mais parce quune douce berceuse sélève doucement:

«Dans la chambre les jouets sont éparpillés,
Les enfants dorment, rêvant de doux rêves,
Le renard vole leurs biscuits,
Léléphant fait des bêtises à la porte,
Les jours filent, tourbillonnent comme une tempête,
Dehors scintille la neige blanche,
La lune trace son ombre,
Cherchant son portrait dargent.»

Elle lève les yeux et voit son mari, berçant la petite. Dune main il tient le précieux paquet, de lautre la tétine. Lilou, la petite, suce doucement. Clothilde sassoit doucement sur le lit, ne prononçant aucun mot, craignant de déranger Grégoire (cest toujours lui qui tient le bébé). La chambre est dune lumière exceptionnelle; la pleine lune éclaire chaque recoin.

«Voilà le bonheur,», pense Clothilde.

Grégoire couche la fillette, prend lourson de la table de chevet et le place dans le berceau: «Cest pour toi, ma douce, mon cadeau.» Puis, grelottant, il se glisse sous la couette aux côtés de son épouse.

«Je taime tant, ma petite cristalline,», souffleil.

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