Émilie était mauvaise.
Très mauvaise, au point même den ressentir de la pitié, quelle était si cruelle.
Tous tentaient de la faire comprendre à la femme : «tu es mauvaise».
Mauvaise, et en même temps malheureuse.
Évidemment, elle navait plus de mari, son fils était déjà adulte et vivait ailleurs.
Émilie était seule, inutile à quiconque.
Lundi, elle arriva au bureau. Les collègues se vantaient tour à tour de leurs weekends : «Jai fait le jardin, jai préparé de la confiture».
Émilie, muette, navait rien à dire. Elle navait plus de compagnon, son enfant était grand; elle restait donc figée dans son chiffon.
Ce matinlà, elle avait demandé à partir plus tôt, comme elle le faisait quelques fois chaque mois.
Tous la regardèrent dun air réprobateur, sachant où elle se rendait : à des rendezvous clandestins avec ses nombreux amants.
Au travail, on était convaincus quÉmilie comptait une ribambelle de lovestories, parce quelle était tellement mauvaise.
Sa mère, Madame Lefèvre, la confronta: «Émilie, pourquoi estu ainsi?»
«Comment?» rétorqua la fille.
«Tu es désordonnée; trouveten un homme, Dieu merci, ma fille.Il nest pas trop tard pour un second bébé, tout le monde en a après quarante ans.»
«Maman, pourquoi voudraisje un homme? Pourquoi un deuxième enfant avec un inconnu? Jai déjà mon fils, mes rêves sont déjà brisés»
«À quoi te sert un homme?Jai déjà Olivier.»
«Émilie!sécria la mère,«Réveilletoi!Olivier nest pas ton homme!»
«Comment ça nest pas le mien?Cest le mien,rira Émilie,«Il minvite à un rendezvous chaque semaine, mapporte des cadeaux, maide à prendre des vacances, ne me charge pas de laver les fenêtres de sa mère, ne me force pas à repasser les chaussettes, ne réclame pas de dîner, ne me surcharge pas de problèmes, ne sétale pas sur le canapé.Une grâce.»
«Bien sûr, cette grâce, elle revient à la pauvre épouse.Et tu veux que tout cela te revienne?»
«Pas du tout.Jai quaranteetun ans, jai été mariée deux fois, deux fois, et jai fui le bonheur en perdant mes souliers.Le premier mari, père de mon fils, tu ne las pas oublié?Tu mas poussée à lépouser à dixhuit ans parce que, selon toi, il était plus âgé, donc plus sage, plus sérieux, riche, et donc respectable.Cinq années à vivre en prison: interdite détudier, de voir mes amies, même dêtre avec mon fils, sous peine dêtre critiquée.Oui, jétais entourée dor, cest vrai.Il me sortait une fois par mois comme une bête de foire, pour montrer aux gens «voici la jeune épouse bien élevée», loin de vos poupées.Il nétait pas méchant, il aimait les poupées»
Quand je fuis, je dépose la demande de divorce. Ma grandmère ma aidée, et il a tout réclamé, même les sousvêtements.
La seconde fois, je me suis mariée par amour, tout en étudiant et travaillant, tu te souviens?Le jour, étudiante comme une folle, la nuit, employée pour ne pas être une profiteuse auprès de ton père.
«Émilie!Comment osestu?Jamais je ne tai reproché cela!Je nai jamais refusé de te donner un morceau de pain ou une assiette de soupe.»
«Ce nest pas toi, mamanmais il y a aussi celui qui a eu peur que je mempare de son cou solide et my installe avec mon enfant.»
«De quoi parlestu?Du père, dun autre?Oui, mon frère Nikita, lenfant qui na jamais trouvé sa place, pourquoi?Tu travailles à deux postes, tu rentres à la maison, tu dois passer par le magasin, tes enfants ont faim, lun est affalé sur le canapé, lautre devant lordinateurTu cuisines, tu nettoies, tu lavesJai épousé par grand amour, mais sans amour, je vivais.Questce qui a changé?Rien.Juste plus de corvées, Émilie, autrefois Angélique, devient «Émilietoutàfaire».Le mari repose sur le canapé, moi je cours entre le travail, la crèche, mon enfant, je ne dois pas alourdir lhomme, ce nest pas son devoir, même sil était le sien, il fatigue déjà.Je cours au magasin, tout sur mes épaules: enfant, courses, voitureje nen possède aucune.Pourquoi?Parce que le mari a besoin dun tram pour aller au travail?Toutes les femmes vivent ainsi, on se sent épuisée.Qui prépare le dîner?Jai préparé, dressé la table, nourri, lavé, repassé, et maintenant, il faut que le mari soit satisfait, sinon il partira à gauche, mon trésor»
«Tu manques dargent?Cest ton enfant qui manque dargent.Si tu avais donné naissance à ton propre fils, hériteraittu dune aide?Non, désolé, cherche un autre qui te soutiendra, toi et ta progéniture.Pardon, je me suis trompée de cible.Pourquoi ne donnestu pas dargent pour réparer la voiture?Et alors, cest la nôtre, non?Nous sommes une famille.Comparons nos salaires: le tien, sans rien faire, et le mien.Tu as de la chanceQue vastu faire?Partir?Allez, qui a besoin de moi avec mon enfant?Hahaha.Jai épousé à la fois celui qui gagnait le plus et celui qui gagnait le moins.Pas de différence.Tout allait bien, sauf pour moi, maman, je nétais que malheureuse.»
«Émilie, tout le monde vit comme ça, ma fille.»
«Quils vivent, maman!Moi, je ne veux pas.»
«Comment astu passé le samedi?»
«Nicolas et Marion, puis la petite Léa et le petit Victor, on sest baladés, jai fait des crêpes, jai dépoussiéré, aspiré, lavé le sol, lavé le linge, couché les enfants, nourri le père, repassé, puis je me suis couché au premier crépuscule.Le matin, les gamins se sont levés tôt, ont demandé des crêpes, je les ai faites, puis Nicolas et Marion sont arrivés, jai fait rôtir du poulet, préparé des salades, une pizza, on a dîné, je les ai raccompagnés, jai rangé un peu, à onze heures je me suis effondrée sur le canapé et je me suis endormie.Le père ma réveillée pour me dire daller au lit»
«Maman, je ne me souviens plus dune fois où tu tes jetée sur Léa ainsi?Je ne me rappelle pas têtre poussée à fuir avec le bébé et à courir pour respirer.»
«Émilie, tu as toujours été indépendante, et ces mots»
«Veuxtu que je te raconte mon weekend, maman?Vendredi soir, Léa ma appelé pour savoir si je pouvais garder Timothée le weekend, ils voulaient aller à la montagne. Bien sûr que jai accepté, pourquoi pas?Timothée, le chat de Marina, la petite amie dOlivier, et toi, si tu navais pas été prise par Nicolas et sa famille, tu saurais peutêtre ce que fait ton petitenfant aîné.Le soir, le fils et sa copine ont amené le chat, ont livré une pizza, et ils sont partis.Jai mangé la pizza, me suis affalée devant une série. Pas besoin de me lever à laube le samedi.Le matin, jai nourri Timothée, préparé un café, épousseté, lancé quelques vêtements dans la machine, je tai appelée pour tinviter au musée ou simplement pour papoter. Le père a décroché, tu étais occupée, les mains mouillées, en train de laver la vaisselle. Il ma traitée de feignante, ma dit que la mère travaille à la sueur de son front avec ses neveux, alors que moi je flâne dans les musées. Jai voulu moffusquer, puis jai renoncé: le père a toujours raison.Je suis allée au musée, il y avait une exposition de ton peintre préféré, je me souviens que tu laimais tant. Puis un café, du shopping, je me suis rappelée Timothée, rentré à la maison, le chat ronflait. Je navais plus envie daller nulle part, je me suis affalée sur le canapé et jai regardé la série. Le dimanche, on a dormi jusquà onze heures, jai voulu tinviter à faire une promenade en bateautram, mais cest Macha qui a répondu au téléphone, la bouche pleine, que tu étais occupée à laver la vaisselle ou à ranger la table. Le soir, Olivier ma invitée au restaurant, jai accepté, pourquoi refuser?Je suis une femme libre, je ne connais pas les détails de sa vie conjugale, ses rapports avec sa femme, nous ne parlons pas de ça, il ne me charge pas de ses problèmes, je porte les miens. Jai passé une soirée merveilleuse, je suis allée dormir, reposée, je suis allée travailler le lendemain. Jai tenté de fréquenter des célibataires, maman.Cest un enfer.Ils collent soit aux garçons qui cherchent une maman, soit aux femmes blessées, première, deuxième ou même troisième épouse, avec une ribambelle denfants, des divorcés.Pourquoi me regardestu ainsi, maman?Le monde a changé, tu comprends?Un homme ma dit que je devais prendre ses enfants, parce que, en tant que femme, jai de toute façon un amour inné pour les enfants.Il allait payer la pension et subvenir aux besoins de son exfemme, car elle reste la mère de ses enfants.Nous vivrons avec mon salaire, il dépenserait le reste de sa paie à son hobby: la pêche, et me nourrirait de bons poissons.Quand je lui ai demandé sil aiderait mon fils, il a explosé: «Le père de Léa a son propre père, alors quil le fasse».Cest juste?Bien sûr, cest juste, cest pourquoi il a été envoyé, Léa a un père, une mère: moi.Oui, je suis devenue mauvaise, mesquine, avide, calculatrice, perfide. Jai voulu faire porter le poids de mon enfant à un pauvre homme et vivre à toutprix.Cest pourquoi, maman, jai trouvé Olivier.Oui, je suis mauvaise à tes yeux, mais je nai aucune honte de ma vie.Ça me blesse et me ronge que tu vives ainsi, alors je tente de tarracher, même un instant, de la maison, comme aujourdhui, en mentant à toi et à papa que javais besoin daide.Maman, tout va bien pour moi, et maintenant nous allons nous occuper de nousmêmes, tu passeras ce temps à te faire du bien, avec moi, ta fille.»
«Tu as perdu la raison, Émilie, et papa?«
«Questce qui ne va pas avec papa?Il est malade?«
«Non, mais le déjeuner»
«Je ne croirai jamais que tu naies pas préparé le déjeuner.»
«Il faut le réchauffer, et surtout, Nicolas»
«Maman!Je peux être offensée, sérieusement je sais que je suis mauvaise, laissemoi être bonne, allons nous reposer je ten supplie»
Au bureau, le lundi, les femmes se plaignent de leur fatigue.
Émilie esquisse un sourire narquois, tout le monde sait quelle est mauvaise, elle avance dun pas de danse, un sourire aux lèvres, connu delle seule.
Tous comprennent les pensées qui tourbillonnent dans la tête dÉmilie, évidemment sombres.







