Lina a été très malicieuse.

Élodie était mauvaise.Très mauvaise, on en aurait même pitiécest ce que tout le monde disait delle, la mauvaise Élodie.
On sefforçait de la convaincre, femme, que son sort était malheureux. Malheureuse, oui, mais surtout seule: plus de mari, le fils déjà majeur vit à son compte. Élodie, délaissée, navait plus personne à qui se raccrocher.

Un lundi, elle arriva au travail à la Boulangerie de la Rue de Rivoli. Les collègues se vantaient les uns les autres: «Ce weekend, jai rangé la grange, jai fait de la confiture». Pendant ce temps, Élodie restait muette. Que pouvaitelle dire? Elle navait plus de mari, son enfant était grand, alors elle se taisait, comme une vieille toile abandonnée.

Ce matin-là, elle demanda à partir plus tôt, comme dhabitude; on savait que, deux fois par mois, elle quittait le bureau avant lheure. Les têtes se secouaient, désapprobatrices, car tout le monde savait où elle allait: retrouver ses innombrables amoureux. Au bureau, on était convaincu quÉlodie accumulait les amantselle était, après tout, si mauvaise.

«Élodie», disait sa mère, «mais pourquoi estu ainsi?»
«Quoi?» répliqua la fille.
«Tu devrais au moins trouver un petit mari, ma fille.»
«Il nest pas trop tard pour un deuxième enfant, on en voit tous à quarante ans.»

«Maman, pourquoi un mari? Pourquoi un second enfant avec un inconnu?» sétonna sincèrement Élodie. «Jai déjà mon fils Louis et mon petit ami Olivier.»

«Élodie!Rendstoi compte!Olivier nest pas ton homme!» sexclama la mère, outrée.

«Comment ça? Il est mon homme, cest évident!Il minvite à un dîner chaque semaine, me fait des cadeaux, maccompagne en vacances, ne me charge pas de laver les fenêtres chez sa mère, ne moblige pas à faire la lessive, ne réclame pas de souper, ne me pose pas de problèmes, me laisse une place sur le canapé.»

«Tout cela, cest la grâce qui revient à la pauvre épouse!Et tu veux que ça te revienne?»

«Non, jai quune quarantaine dannées, jai déjà été mariée deux fois.»

«Ton premier époux, le père de Louis, tu ne las pas oublié?Cétait à dixhuit ans que, sur mon conseil, tu devais lépouser: il était plus âgé, donc plus sage, plus sérieux, riche, aimant»

Pendant cinq longues années, elle resta enfermée, sans études, sans amies, sans même pouvoir soccuper de Louis, de peur de commettre une erreur. Elle se souvenait toutefois de la richesse qui lui était promise, même si elle ne voyait que les visites mensuelles où lon la présentait comme la jeune épouse modèle.

Quand elle séchappa, elle demanda le divorce. Sa grandmère laida, mais il revint réclamer tout, même les sousvêtements.

La deuxième fois, elle épousa par amour, tout en travaillant le jour comme étudiante et le soir comme employée, pour ne pas dépendre du père de Louis.

«Élodie!Comment osestu?Je nai jamais reproché cela!Aije jamais refusé du pain ou de la soupe à ma fille, à mon petitenfant?»

«Ce nest pas toi, maman mais il y a aussi celui qui a eu peur que je maccroche à son cou»

Elle évoqua son frère Nicolas, qui navait jamais trouvé de place stable, et le rappelait à lordre de ses deux emplois, de ses courses, de ses enfants affamés, de son mari qui reposait sur le canapé, de son fils qui jouait à lordinateur.

«Par amour, je me suis remariée une seconde fois, sans amour, je naurais jamais vécu.»

Rien navait changé: les tracas sétaient multipliés, Élodie, autrefois Angélique, était devenue la fille qui devait tout à tous. Son compagnon reposait sur le canapé, elle était au travail, puis à la crèche, sans jamais imposer de charge à lhomme, car ce nétait pas son enfant.

«Pourquoi tant defforts?Lui faut-il prendre le tramway pour aller au travail?Toutes les femmes vivent ainsi, nestce pas?Qui prépare le dîner?»

Elle cuisinait, dressait la table, nourrissait, lavait, repassait, puis soffrait à son mari pour quil ne parte pas à droite.

«Il manque dargent?Alors cest ton enfant qui en manque!Si tu avais mis au monde ton propre héritier, il taiderait peutêtre, mais ce nest pas le cas, alors cherche un autre support.»

«Ce nest pas à moi que tu demandes dargent pour la voiture?Nous sommes une famille, non?Comparons nos salaires, le tien sans rien faire et le mien avec tant defforts.»

«Tu pars?Allez, tu ne seras plus utile à personne, même à ton enfant.»

Elle se souvient de son dimanche passé avec Nicolas et Marion, où elle préparait des crêpes, dépoussiérait, passait laspirateur, lavait le sol, faisait la lessive, couchait les enfants, nourrissait le père, puis sendormait à une heure du matin. Le lendemain, les petits demandaient des crêpes dès laube, elle frit un poulet, prépare des salades, une pizza, les dîne, les raccompagne, puis seffondre sur le canapé à onze heures.

«Maman, je ne me souviens pas tavoir quitté avec Louis, ni davoir laissé lenfant à ta porte pour fuir?»

«Élodie, tu étais si indépendante, mais les mots me manquent»

«Veuxtu que je te raconte mon weekend?Vendredi, Louis mappela pour garder Timothée, le chat de Marina, la petite amie dOlivier. Jai accepté, pourquoi pas?Le soir, ils ont amené le chat, mont offert une pizza, je me suis endormie devant une série. Le matin, jai nourri Timothée, bu mon café, passé la poussière, lancé quelques vêtements en machine, et je tai appelée pour tinviter au musée, mais ton père a décroché, il était occupé à laver la vaisselle. Il ma traitée de paresseuse, ma reproché de passer mon temps aux musées alors que je devais moccuper de mes neveux.

Je suis allée au musée, il y avait une exposition de ton peintre préféré, je me suis souvenue de tes goûts. Puis jai flâné dans les boutiques, je suis revenue, le chat dormait paisiblement. Je navais plus envie daller nulle part, je me suis affalée sur le canapé et jai regardé la série jusquà minuit. Le dimanche, je me suis reposée avec Timothée jusquà onze heures, jai voulu tappeler pour te proposer une promenade en bateautram, mais cest Marion qui a décroché, disant que tu étais occupée à faire la vaisselle. Le soir, Olivier ma invitée à dîner au restaurant, je nai pas refuséje suis une femme libre, je ne men mêle pas des problèmes de son épouse, je garde mes propres soucis.

Jai passé une belle soirée, je suis rentrée au travail le lendemain, épuisée mais satisfaite.

Je cherchais des rencontres avec des célibataires, maman, cest un cauchemar. On me colle soit des garçons qui veulent une mère, soit des femmes abandonnées, premières, secondes ou troisièmes épouses, avec des tas denfants.

«Le monde a changé, tu vois?Un homme ma dit que je devais accepter ses enfants, parce que, en tant que femme, jai un instinct maternel inné. Il devait financer ses enfants, son exépouse, car elle reste la mère de ses enfants. Il vivrait de mon salaire, gaspillerait le reste en pêche, me nourrirait de poissons.Quand je lui ai demandé sil aiderait mon fils, il a rétorqué que Louis avait déjà son père, alors pourquoi aider mon enfant?Cest juste.»

Ainsi, je suis devenue la mauvaise, mesquine, avare, rusée, une créature qui voulait mettre son enfant sur le dos dun homme pauvre et vivre en senrichissant.

Maman, jai trouvé Olivier. Oui, je suis mauvaise à tes yeux, mais je nai aucune honte. Ça me fait mal de te voir souffrir, alors je te mens parfois, je te demande de laide.

«Tu as perdu la raison, Élodie, et ton père?»

«Quoi de neuf pour le père?Il est malade?Non, mais le déjeuner»

«Je ne croirai jamais que tu naies pas préparé le repas.Il faut le réchauffer, et puis Nicolas»

«Maman!Je peux être blessée, sérieusement je sais que je suis mauvaise, laissemoi être bonne, reposonsnous, je ten prie»

Au travail, les femmes racontent comment elles se fatiguent. Élodie, le sourire en coin, sait que tout le monde la juge mauvaise, et elle avance, une démarche dansante, un sourire qui ne révèle que ce quelle veut bien montrer. Tous comprennent les pensées qui parcourent la tête dÉlodiedes pensées sombres, mais qui restent les siennes.

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