Le Silencieux

On lappelait tous «la Muette», Mireille Duval, sans aucune intention de la blesser. Le surnom nétait quune habitude, comme les vieilles coutumes dun petit hameau oublié, SaintJeandesChamps, niché au creux des collines du Limousin. Personne ne se demandait pourquoi cette vieille femme portait un tel diminutif, car Mireille nétait pas muette; sa voix était douce, timide, semblable au bruissement des feuilles sous la brise, mais elle parlait si rarement que les habitants apprirent à lire ses émotions dans ses yeux bleus, pâles comme le ciel dhiver, et dans les rides de son visage. Ainsi, le sobriquet venait simplement de son silence.

Combien de vieilles dames vivent leurs jours dans ces villages que le temps a presque effacés, sans que personne ne sache leur âge, sans que lon pleure leur départ? On ne les remarque pas, comme les herbes folles le long du chemin. Mireille aurait pu traverser sa vie sans autre émoi, séteindre dans la solitude, laissant derrière elle une chaumière vide et un petit monticule de terre sur le vieux chemin.

Un jour, pourtant, un événement inattendu, presque surnaturel à léchelle du hameau, bouleversa tout. Un homme dun certain âge, élégant, arriva à bord dune voiture de prestige, luisante comme les souvenirs dun passé plus prospère. Ils se tinrent près du portail; lhomme parlait longuement, tandis que Mireille, les yeux à demi fermés, lécoutait sans un mot. Soudain, elle seffondra sur le seuil et poussa un cri si fort que les habitants dun coup sortirent de leurs maisons, comme réveillés dun long sommeil.

***

Mireille était née dans le même village, bien avant la guerre. Le pays était alors organisé autour de la ferme collective de la région, où chacun travaillait à égalité, sans salaire ni papiers, vivant dans la pauvreté et la faim. Elle était la deuxième dune fratrie de six enfants, la première fille. À douze ans, la tuberculose emporta son père, qui mourut dans les champs, le visage blême sous le chapeau de paille, les mains trempées de sueur. Elle se souvint de ses petites mains qui façonnaient des jouets en bois et des sifflets dargile pour les enfants.

Après la mort du père, Mireille seffondra de chagrin, pleurant pendant deux jours, refusant de manger. Sa mère, aussi en deuil, pleura à ses côtés avant de la pousser, sèchement, à reprendre le travail. À douze ans, Mireille savait déjà tout ce quon attendait dune femme; elle travaillait aux côtés de sa mère durant lété, nallait à lécole quen hiver, tant que le père était vivant. Lhiver suivant, elle aidait encore la maison, préparait les repas, gardait les plus jeunes.

***

Les années trente furent marquées par la disette. La famille de Mireille eut encore la chance davoir une chèvre, dont le lait servait à troquer des pommes de terre ou à préparer une bouillie de son. Mais un jour, un voisin empoisonna la chèvre. Le souvenir de la mère en pleurs resta gravé chez Mireille comme une cicatrice indélébile. Trois de ses petits frères séteignirent, puis la mère succomba. Sa petite sœur de huit ans fut confiée à une nourrice dun village voisin. Le frère aîné, sans papiers, partit chercher du travail et disparut sans laisser de trace. Mireille fut alors placée chez une tante éloignée, où commença sa vraie vie dadulte.

Habitée par la patience de sa mère, elle tenta de répondre à la dureté de la tante avec le même esprit fougueux, mais fut battue à tel point que pendant une semaine elle resta allongée, le dos contre le mur, les marques blanches des coups sur le dos, les jambes et le visage gravées à jamais. Cest alors quelle acquit le surnom de «la Muette», non parce quelle ne pouvait parler, mais parce quelle gardait le silence face à ceux qui cherchaient à la pousser à parler. La tante, satisfaite, la faisait travailler, la poussait, la chargeait de toutes les corvées du foyer. Mireille supportait tout, les yeux bleus remplis de larmes, sans jamais sopposer.

Elle resta muette quand la tante la vendit à un mari à quinze ans, quand la bellemère la frappait, quand la guerre éclata et son époux partit au front, quand elle donna naissance à son unique fils, Vassili, quelle chérissait plus que sa propre vie. Elle ne cria quune seule fois, au moment où les autorités prirent son fils, le traitant dennemi du peuple.

Dans les champs de blé qui bordaient la petite ferme de la bellemaman, Mireille ramassait des épis écrasés pour faire de la farine. Des gens bienveillants la dénoncèrent, et elle fut condamnée à dix ans de prison. Sa bellemaman refusa de soccuper du petit Vassili, qui fut confié à un orphelinat. Mireille, brisée, ne dit plus rien, ses yeux perdirent un peu de leur éclat.

Lorsque le régime changea avec la mort de Staline, elle fut libérée. Elle ne pleura ni le dictateur ni la liberté retrouvée. Sans où aller, elle retourna dans la maison de la bellemaman, désormais malade et presque paralysée, vivant seule. Le fils de Mireille, revenu du front en Pologne, avait trouvé une nouvelle compagne et navait plus de place pour sa mère malade dans sa nouvelle vie.

Les années passèrent. Mireille, toujours silencieuse, vivait seule, cultivant un petit jardin avec une chèvre et une douzaine de poules. Un matin, alors quelle écoutait les injures de sa voisine, Madame Martin, à cause des poules qui avaient traversé la clôture, elle sapprêtait à apporter du lait pour apaiser la querelle. Soudain, un énorme autobus noir apparut sur la route principale du village. La présence dun tel véhicule était rare, et les villageois coururent prévenir les uns les autres. Mireille resta près du portail, curieuse de savoir où la voiture était destinée.

Le véhicule sarrêta lentement devant le portail. Un homme dune soixantaine dannées, cheveux argentés, silhouette athlétique, descendit, ôta ses lunettes et scruta la rue avant de savancer vers Mireille. Dabord elle ne comprit pas ce quil voulait, mais il posa de nombreuses questions, mentionnant des noms familiers, et peu à peu elle saisit quil cherchait son fils. «Vassili», sécria-t-elle, en seffondrant, agrippant les genoux de lhomme, les larmes coulant sur ses joues. Les voisins accoururent, la voisine Madame Martin laccompagna en criant le nom du garçon. Lhomme, les yeux embués, tenta en vain de relever la mère dévastée.

Un banquet dadieu fut organisé dans la plus grande salle du village, afin que tous puissent se rassembler. Sous les toasts et les amusebouches, on évoqua longuement la quête du père pour retrouver sa mère. Les villageois pleurèrent, partagèrent la tristesse de leur voisine discrète. Puis, dans un dernier hommage, chacun serra la main de la Muette, lembrassa, et la salua. Mireille, les yeux toujours grands ouverts, sourit en silence. Les poules et la chèvre furent remises à Madame Martin, qui, en remerciement, déposa sur la route un grand pot de miel de châtaignier.

Lorsque la porte du véhicule se ferma, elle séloigna de SaintJeandesChamps, le moteur séteignant au loin, tandis que les habitants demeurèrent longtemps à regarder le point de lumière qui séteignait.

Quel fut le destin de Mireille ensuite? Elle trouva, au crépuscule de sa vie, le bonheur simple dune maison spacieuse, dun fils marié à une bonne femme, de trois petitsenfants et de cinq arrièrepetitsenfants. Plus personne ne lappela «la Muette», car elle ne pouvait plus garder le silence. La petite Éloïse, alors âgée de cinq ans, aimait que sa grandmère lui raconte, chaque soir, les contes de son enfance. Ainsi, la voix de Mireille, autrefois presque étouffée, résonna enfin dans les souvenirs des siens.

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