DÉTESTER…

Cher journal,

Ce soir, je me suis assise à la petite table de la cuisine, la lumière vacillante du réfrigérateur éclairant mes pensées, et jai attendu que Marc revienne du travail. Depuis plusieurs mois, jai limpression que quelque chose flotte dans lair, comme une brume qui sattarde dans chaque recoin de la maison. Il rentre souvent, le téléphone à la main, un sourire crispé, et je sens que le silence sépaissit entre nous.

Il a enfin poussé la porte avec ce grincement habituel, a traversé le salon sans même me regarder et sest dirigé vers la cuisine. Nous sommes restés là, immobiles, chacun perdu dans ses propres pensées.

«Il faut quon parle,» a-t-il enfin lâché, la voix rauque, comme sil savait que le sujet était lourd.
«Daccord,» ai-je répondu, sans couleur dans le ton.

«Odile, comprendsmoi bien, jattendais que notre petite Clémence grandisse, mais il faut que tu comprennes aussi»

Jai fermé les yeux. Je savais que ce jour arriverait, je savais quil partirait. Depuis longtemps, jai entendu parler de sa seconde famille, de son autre enfant, de ses escapades à la campagne de la Loire où il se faisait appeler «le père». Jai même imaginé quil aurait pu avoir un autre fils, puis la pensée a disparu, comme si, même avec un autre enfant, il sen irait quand même. Cette certitude ma toujours accompagnée : un jour, il me quittera.

Jai pourtant, à un moment, cru que tout était réel, que cette passion qui me consumait venait dun homme qui aurait oublié son passé, son amour raté. Il avait laissé derrière lui une première histoire, puis en avait trouvé une nouvelle, flamboyante, pleine de vie. Moi, je laimais à en perdre la raison, je le suivais du regard, tandis que lui restait impassible, les sourcils immobiles, le cœur déjà enchevêtré dans les bras dune autre, belle, audacieuse et pétillante. Il était tombé sous le charme dune femme aux yeux noirs, à la voix envoûtante. Elle était tout ce que je nétais pas : vive, provocante, presque irréelle.

Dans un acte de vengeance, il ma proposé le mariage, sachant que je ne pourrais pas résister à lidée de devenir «sa femme». Jai accepté, sans même réfléchir, et je me suis transformée en une fille rouge, fougueuse, quasi hystérique, comme si jessayais de combler un vide. Ma mère a secoué la tête, me disant que je ne méritais pas un homme qui a déjà cinq ans de plus, quil était trop vieux pour moi, quil ne maimait pas vraiment. Mais je nai rien écouté, je lai suivi, le cœur battant.

Il ma ensuite avoué, avant le mariage, quil ne maimait pas. Il na pas dit «arrêtons tout», il a simplement déclaré son indifférence. Pourtant, javais tant aimé, tant aimé que je pensais que notre amour pouvait contenir deux fois plus, que «cest assez pour les deux», comme il le répétait. Il a hoché la tête, a semblé croire à mes mots, et nous nous sommes mariés.

Il a été, pendant un temps, un bon mari : il ne buvait pas, ne se mettait pas à frapper, nous allions au cinéma, nous partions à la mer, à Biarritz ou à Nice, une fois tous les deux ans, il aimait notre fille avec une tendresse que je navais jamais connue. Jai même pensé que nous vivrions heureux, jusquà ce que le vide se fasse sentir à nouveau. Jai attendu ce moment, je lai anticipé, et il est arrivé comme un parfum qui flotte sans jamais se poser.

Il souriait, sa voix était douce, ses yeux brillaient, mais tout cela nétait quune illusion. Je savais quil sagissait dune simple passerelle, dune aventure passagère qui navait rien de réel. Son âge avançait, la barbe grisonnait, et pourtant il ne sagissait pas dun simple coup dun soir. Cétait sérieux, cétait de lamour du moins à ses yeux. Pourquoi alors continuer à vivre avec moi? La rancœur a surgi, je lai sentie comme une brûlure lorsquil a souri à son autre, une femme quil a connue depuis quinze ans. Étaitil vraiment menacé, ou bien étaitil simplement las?

Je me suis laissée envahir par le ressentiment. Jai compris que, depuis longtemps, il vivait sa vie à moitié, quil se contentait de moi comme dune compagne de seconde zone. Jai pensé à ma propre existence, à lamour qui mavait soutenue, à ma fille, à ce que javais donné de moi. Jai décidé de rester silencieuse, dattendre, de ne rien dire.

Le silence a duré. Il ne criait plus, je ne criais plus, nous vivions simplement. Peutêtre aije imaginé cela, mais non, cétait réel. Jai même donné naissance à un fils avec cet autre homme, un garçon que je protège aujourdhui, même si je ne suis plus jeune, à presque quarante ans, je porte toujours le poids dune vie à moitié volée.

Je me suis souvent demandé pourquoi il aimait encore son autre femme, pourquoi il était resté avec moi si longtemps. Jai fini par accepter que je nétais quun «pion rouge» dans son jeu, quil ne voulait que survivre, que je nétais pas suffisante. Jai fini par le voir comme un homme qui se tenait toujours légèrement sur le côté, les mains dans les poches, comme pour ne jamais être vraiment engagé.

Nous avons vécu côte à côte, lui légèrement à lécart, moi à suivre. Un jour, il a enfin prononcé ces mots qui ont tout changé :

«Je comprends,» atil murmuré. «Vaten.»

Je ne lai pas entendu comme une invitation à la liberté, mais comme une trahison. Je lai entendu dire que, parce que je laimais encore, il devait partir. Jai senti mon cœur se briser à nouveau. Il sest levé, a marché vers son autre, vers celle quil appelait «ma bienaimée», laissant derrière lui son fils, son héritier, et moi, seule dans la cuisine, les yeux perdus dans le vide.

Le lendemain, il ma demandé de changer la couche du petit, de le bercer, de rester éveillée la nuit pour le garder. Il nétait pas habitué à la vie domestique, il avait toujours laissé la femme gérer les tâches. Maintenant, il se retrouvait à chercher des chemises propres, à râler contre les chaussettes trouées. Le dîner se résumait souvent à des pâtes, et je me demandais comment tout cela avait pu arriver. Ma fille, devenue adolescente, se rebellait, colorait ses cheveux en rose et violet, faisait la tête, fumait des cigarettes derrière le lycée, et ses professeurs la critiquaient. Un jour, jai appelé le père de la petite, je lui ai expliqué la situation, il a explosé, ma traitée de mauvaise mère. Jai raccroché, le cœur lourd.

Je me suis retrouvée à écrire à son père, lui disant que notre fille partait vivre chez eux, quelle ne méritait plus dêtre élevée par moi. Il a hurlé, elle a claqué porte, je nai plus entendu que le fracas. Jai crié, «Ne crie pas sur moi, je ne suis pas ta femme», et il a répondu, «Oui, tu es ma femme sur le papier, je vais demander le divorce demain.»

Je suis allée dans la chambre de ma fille, jai trouvé le chaos, les écouteurs tirés de la prise, les baskets éparpillées. Jai essayé de la calmer, de lui dire que je laimais, que je voulais laider. Elle ma répondu quelle voulait partir, quelle irait à lécole, quelle boirait, quelle fumerait, quelle vivrait comme bon lui semblait. Jai compris quelle était prête à affronter le monde seule.

Jai réalisé que, tant quelle naurait pas dixhuit ans, je devrais subvenir à ses besoins, lui donner de largent pour la nourriture, les vêtements. Mais je ne voulais pas devenir comme ces parents qui tirent leurs enfants des basfonds, qui les surveillent à chaque pas. Je ne voulais pas être le monstre qui les pousse à la délinquance.

Là, dans le silence de la cuisine, la voix de ma fille a murmuré, «Maman pardonnemoi, jai peur.» Je lai prise dans mes bras, nous sommes restées ainsi, enlacées, le temps dun instant, les larmes coulant doucement.

Depuis, nous avons trouvé un équilibre fragile. Nous allons au cinéma, au théâtre, elle a ses amis, jai retrouvé une camarade au travail, Camille, qui est devenue une amie précieuse. Nous semblons vivre comme si le passé navait jamais existé, comme si les années de souffrance pouvaient être effacées.

Hier, il est revenu, lair désespéré.

«Bonjour, Odile.»
«Bonjour.»
«Je suis revenu.»
«Où?»
«Chez moi, où dautre?»
«Attends, tu es parti, tu as pris largent, la voiture, la maison, le chalet, la petite fille Nous sommes officiellement divorcés, alors pourquoi reviendraistu?»

Il a balbutié, «Je taime, Odile, je tai aimée, mais»

Je lui ai répondu, «Tu pensais que jétais encore la même, que je tattendais. Maintenant, je suis forte, je me suis retrouvée.»

Il a cherché à me retenir, à me reprocher davoir trouvé quelquun dautre. Je lai repoussé, «Vaten, ne reviens plus.»

Je sais quil a quitté son autre amoureuse, quil sest lassé, quil a passé une année à errer, quil a fini par revenir à moi, mais je ne suis plus la même femme quil a connue. Rien ne ma ébranlée, je lai simplement repoussé, comme on chasse une mouche qui sest posée sur la main.

Ce soir, je me sens libérée. Jai accepté que son départ était inévitable, que son retour était futile. Jai retrouvé mon propre souffle, la saveur du thé, le calme de la cuisine, le rire de ma fille qui résonne encore dans le couloir. Le futur reste incertain, mais je sais que, tant que je garderai ce feu intérieur, je pourrai affronter tout ce qui viendra.

Avec le temps, les blessures guériront, les souvenirs sestomperont, et je continuerai à écrire, à vivre, à aimer les petites choses qui rendent la vie précieuse.

À demain, cher journal.

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