Un Bonheur Silencieux

Je me souviens du jour où le petit Victor, à peine âgé de trois ans, a perdu sa mère. Elle a péri sous ses yeux, projetant le garçon dun côté avant quune moto rugissante ne les percute. Sa robe écarlate sest mise à crépiter comme une flamme, puis le noir et le silence ont tout envahi. Les médecins ont tout tenté, il a ouvert les yeux, mais les mots se sont figés.

Tout le monde redoutait le moment où il commencerait à appeler sa mère, mais le garçon resta muet pendant six mois. Une nuit, il sest réveillé en hurlant «Maman!». Le souvenir, comme un éclair, a embrasé ses yeux dune lueur rouge. Victor vivait alors dans une maison denfants à SaintÉtienne et ne comprenait pas pourquoi on ly avait placé. Il a pris lhabitude de venir chaque jour au grand vitrage qui donne sur la rue principale, le regard tendu vers lhorizon.

Questce que tu fais là, planté?grondait la vieille nounou, Madame Jeanne, le balai à la main.
Jattends maman. Elle viendra me chercher.
Ah!légère moquerie, elle disait. Viens, je toffre un thé.

Victor acquiesçait, puis retournait à son poste, frissonnant à chaque bruit qui venait de lextérieur. Les jours senchaînaient, les mois passaient, et il ne lâchait plus son poste, espérant que, parmi les gris de la journée, la robe rouge de sa mère ne réapparaisse pas, les bras tendus, à murmurer: «Enfin je tai retrouvé, mon fils!».

Madame Jeanne le pleurait, le gardant plus que les autres, mais elle ne pouvait rien faire. Psychologues, infirmiers, travailleurs sociaux lui conseillaient de ne pas rester planté là, de jouer, de se faire des amis. Victor hochait la tête, acquiesçait, puis, dès quon le relâchait, il revint à la fenêtre.

Un soir, la nounou, épuisée, rentra chez elle en traversant le pont qui surplombe la voie ferrée. Peu de gens sy attardaient, mais cette fois une jeune femme se tenait, le regard fixe vers le dessous. Un geste furtif la trahit.

Espèce de crétine,dit Madame Jeanne en sapprochant.
Quavezvous dit?répondit linconnue, les yeux délavés.
Crétine! Tu sais ce que cest?Tu nas aucune idée du péché dabandonner une vie! Ce nest pas à toi de décider!

Et si je nen peux plus?sécria la femme, désespérée.
Alors viens chez moi, près du passage, on parlera.

Madame Jeanne séloigna, le souffle retenu. Quelques pas plus loin, la femme, nommée Clémence, sexprima.

Je mappelle Clémence. Ma fille sappelait aussi Clémence, elle est morte il y a cinq ans, malade, brûlée en un an, ma laissée orpheline. Je nai ni mari, ni enfants, ni petitsenfants. Je mappelle Jeanne, mais appelezmoi comme vous voudrez. Viens, je te prête un toit, on prendra le thé, on mangera.

Je la remerciai, émue.

Merci, tante Jeanne,dit-elle.

Ah!la vie dune femme nest jamais tendre. Tant de larmes, tant de souffrances, mais se jeter dans lexcès nest jamais la solution.

Clémence, les mains réchauffées par une tasse de thé parfumé, confessa quelle était forte, mais que le désespoir lavait envahie. Elle était née dans un petit village de la Drôme, aimée par ses parents, unique enfant. Tout sest effondré: son père est parti, laissant derrière lui une autre famille, sa mère a sombré dans lalcool, déversant sa rage sur elle.

Elle dut travailler chez les voisins, arracher les mauvaises herbes, gagner quelques euros, tout en nourrissant sa mère enivrée, sans jamais recevoir de gratitude. Loin de toute amitié, les garçons la fuyaient, la pauvreté lenfermant dans la solitude.

Un soir, alors quelle dormait, le compagnon ivre de sa mère a tenté de la pousser hors de la fenêtre ; elle sest sauvée de justesse. Elle a passé la nuit sous le porche, puis, au petit matin, a emporté ses papiers, quelques pièces dor, des vêtements, et sest enfuie.

À la tombée du jour, son père, Ivan, est arrivé en camion, cherchant sa fille. Il a pleuré dans sa luxueuse berline, se maudissant davoir tardé. Il était transporteur, avait rencontré la riche veuve Galina, qui, séduite par son teint, lavait séduit. Ils eurent deux fils, puis Galina décida de quitter la France.

Tu veux vivre avec nous?lui proposa-telle.Sinon, retourne à ta femme. Je taime, Vania.

Ivan choisit de rester avec Galina, laissant sa fille derrière.

Un jour, en rentrant, Ivan surprit Galina avec un autre homme. Il la chassa, puis laissa la maison vide. Clémence, à ce moment, décida de quitter le village et daller à Lyon, où une vieille veuve, Madame Zinaïda, lui loua une petite chambre. Elle paya trois mois davance, puis, en remerciement, devint la gardienne de la vieille dame.

Après cinq ans, Zinaïda mourut, et Clémence hérita dun modeste appartement dans le quartier de la Guillotière. Là, elle rencontra Yuri, banquier charmant. Deux ans de bonheur sécoulèrent, puis elle le surprit avec une autre femme. Il la chassa, la frappa, la jeta à lhôpital. Le bébé quelle portait mourut, les médecins annoncèrent quelle ne pourrait plus jamais concevoir.

Sans maison, sans mari, sans argent, elle erra jusquau pont de la Loire, où la nuit la prit. Madame Jeanne, toujours à lécoute, laccueillit sans juger.

Pendant deux semaines, Clémence séjourna chez elle. Un nouveau vigile, le commissaire Grégoire, vint rencontrer les habitants du quartier. Il ny avait pas Madame Jeanne, alors il discuta avec Clémence, promettant de revenir. Il revint, devint ami, et la surnomma «Grégo».

Un jour, Grégoire appela Clémence:

Connaistu Ivan Savéliev ?
Oui, cest mon père.
Il te cherche depuis des années.

Alors, le père, soulagé davoir retrouvé sa fille, lui acheta un bel appartement, ouvrit un compte en banque, lui procura un poste dans une société de conseil, et promit de la visiter plus souvent.

Clémence rendit visite à Madame Jeanne, la trouva alitée, fiévreuse.

Je ne sais pas si je vais men sortir,geignait la vieille femme.

Je vais appeler lambulance, tout ira bien,répondisje.

Madame Jeanne confia alors quau foyer, il y avait un garçon de cinq ans, Victor, dont elle voulait léguer son petit appartement.

Cest un enfant qui attend chaque jour la femme en robe rouge à la fenêtre du deuxième étage,racontatelle.

Lambulance lemmena à lhôpital, puis en cure thermale, tout à sa charge. À son retour, la fenêtre était vide: Victor avait été adopté.

Le petit garçon, pourtant, attendait toujours. Un matin, alors quil tenait sa place, une silhouette féminine apparut dans la rue, vêtue de rouge. Il cria, le cœur battant:

Maman!

Victor courut vers elle, craignant quelle ne séloigne. Mais elle, les bras grands ouverts, savança à son encontre.

Maman!Maman, je savais que tu reviendrais!Je tattendais

Je le pris dans mes bras, le petit corps frêle, et je sus que je ferais tout pour que ce garçon ne connaisse plus jamais la douleur. Le temps passa. Clémence et Grégo vivaient dans une grande maison, élevant Victor qui se préparait à entrer à lécole, attendant larrivée dun petit frère. Madame Jeanne, toujours reconnaissante, habitait avec eux. Le bonheur tranquille de notre famille résidait dans lamour que nous nous offrons chaque jour.

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