Tu sais, hier soir jai commencé mon service à lhôpital SaintLouis, à Paris, à neuf heures, même si je suis arrivée un peu plus tôt pour me changer tranquillement et prendre une gorgée de mon thé noir bien chaud dans mon thermos. Le goût légèrement amer ma rappelé que la nuit allait être longue. Jai rangé ma veste bleu nuit dans le petit placard, fermé la loquet, puis jai ajusté ma blouse blanche sous le manteau, glissé deux gants en latex dans la poche et je suis sortie dans le couloir du service des patients lourds.
Le couloir était éclairé dune lumière tamisée, le bruit des pas dune aidesoignante poussant une civière vide résonnait. De lautre côté de la grande fenêtre, la nuit doctobre sétendait, les rares réverbères du carré éclairaient la fine couche de neige gelée. Jai fait un signe à la infirmière du jour, elle ma passé le dossier des prescriptions, le contact de lanesthésiste de garde et un vieux pager. Trois patients en surveillance toute la nuit, tous critiques: prendre la tension, vérifier les perfusions, écouter les poumons et surtout éviter quun quelconque incident ne survienne.
Dans la chambre n°6, était allongé André Dupont, 78 ans, atteint dun cancer gastrique avancé, avec une pompe à opioïdes. Son visage était pâle comme de la cire, le moniteur affichait un pouls fragile, la saturation oscillait autour de 84%. Jai humidifié ses lèvres, ajusté son oreiller, vérifié lheure de la prochaine dose de morphine: la douleur doit rester sous contrôle même la nuit. Ses respirations se sont légèrement adoucies, mais un sifflement persistant restait entre les côtes.
À la porte suivante, le moniteur clignotait pour un jeune homme, Niko Prévost, 25 ans, arrivé après un accident de voiture. Fracture du bassin, contusion pulmonaire, fixation interne. Le cathéter était relié à un drain, des colloïdes sur le comptoir. Jai vérifié que le récipient durine nétait pas débordé et jai entendu son murmure:
Ça fait combien de temps que je suis là?
Deux jours. Tout suit le protocole, lessentiel cest de respirer calmement,jai répondu dune voix posée. Il a fermé les yeux, et je suis passée à la prochaine poste.
Ensuite, il y avait Maëlys Lefèvre, 43 ans, qui venait de tenter de se suicider en ingérant des somnifères. Son estomac était lavé, la conscience trouble, des bandages roses frais sur les poignets. Elle se débattait sous la couette, essayant de lenlever.
Maëlys, je suis là,laije dit en lui tendant un coton imbibé deau. Sa regard était vide, collé au plafond: combien de douleur fautil endurer pour en arriver à la pilule? Ce que je pensais.
Il était 23h15. Jai noté la température, la tension, le débit des perfusions. Le vieux patient a commencé à tousser de façon intense. Jai relevé la tête du lit, branché laspirateur, puis mis les « lunettes » doxygène. Les râles ont diminué, mais ses doigts restaient froids et légèrement bleus.
À peine sortie, le moniteur de Niko sest déclenché: saturation à 79%, la tension chutait. Il sétait retourné sur le côté, loxygène avait été tiré hors du tube; le drain était tiré, laissant une tache sombre sur le drap. Jai remis le tuyau en place, pressé une compresse sur la fuite, changé la fiole de solution et ajusté les paramètres. Le front du patient était pâle, et dans le couloir, les bruits étaient seulement ceux dune nuit qui séternise.
À minuit, jétais en train de lire le dossier de Maëlys: deux enfants, divorce en août, aucune tentative antérieure. Elle a demandé à aller aux toilettes, est revenue en larmes. Je lai aidée, administré du diazépam, diminué la lumière. La deuxième moitié de la garde commençait, mes pensées sétiraient, mes jambes se remplissaient de plomb.
Vers une heure, les radiateurs grondaient dun faible bourdonnement métallique, la vitre du couloir était givrée. Jai refait le tour: changé les récipients durine, humidifié les lèvres, revérifié les doses. Le médecin de garde est descendu une fois, a jeté un œil aux graphiques, puis remonté: un AVC à létage supérieur. Le service tenait sur les lignes vertes des moniteurs et le dernier souffle dun thé refroidi.
03h42. En même temps, le cri rauque de Maëlys, lalerte «VTAC» de Niko, le gémissement du vieil André. Jai pressé le bouton dappel général, le pager a vibré. Le temps sest resserré comme une fente étroite où il fallait pousser trois vies dun seul geste.
En me précipitant vers Niko, jai vu son pouls à 140bpm et la tension qui seffondrait. La défibrillation était en réserve, jai dabord tenté les médicaments. Dans le couloir, un meuble sest renversé: Maëlys a décroché son dispositif de fixation. Le vieil homme toussait de moins en moins. Jai actionné le bouton rouge durgence, allumant un signal lumineux dans tout le service, et en serrant la carteclé du placard des médicaments, jai compris que le calme davant ne reviendrait plus.
Le feu dalerte clignotait encore quand deux membres de léquipe de réanimation sont arrivés: lanesthésiste et linfirmier de garde avec une mallette. Je lui ai brièvement décrit la situation, puis je suis allée à Niko, prête à prélever une ampoule de dopamine.
Le moniteur dansait en rouge et vert, mais le rythme restait reconnaissable. Pendant que linfirmier installait un cathéter supplémentaire, jai pressé la compresse sur la fuite et passé la seringue au médecin. «150sur40,» aije rapporté. Une minute plus tard, les courbes se sont nivelées. Le garçon allait sen sortir.
Le pager a vibré: laidesoignante ne gère plus Maëlys. Je lui ai passé le relais et suis partie vers la troisième chambre. La femme était pieds nus près de la fenêtre, les mains serrées autour dune fiole deau salée.
Maëlys, regarde-moi,jai dit doucement,Ici, cest sûr, personne ne te jugera. Le flacon en plastique est tombé, elle sest mise à pleurer. Je lai aidée à se coucher, remis des pansements doux, administré une petite dose de diazépam et appelé le psychiatre de garde: évaluation ce matin, surveillance constante.
Ce nest qualors que je suis retournée à André. Les râles sintensifiaient, la saturation était à 63%. La morphine faisait toujours effet, mais les rides entre ses sourcils montraient la douleur. Jai ajouté un bolus, me suis assise sur le tabouret et ai pris sa main froide. Le couloir était déjà silencieux, les sirènes sétaient apaisées, et il ny avait presque plus que le souffle du ventilateur. Le vieil homme a fait deux respirations découpées, puis sest éteint. Il était 04h05. Jai coupé loxygène et tiré la couverture jusquà son menton.
Linfirmier est entré, a aidé à débrancher lappareil et est parti remplir les formalités. «Patient stabilisé, patient maintenu, patient décédé sans cri,» aije pensé en conclusion.
Vers cinq heures, le ciel avant laube laissait percer une lueur bleutée à travers la vitre sale de la salle de repos. Jai ramassé les gants usés, lavé le drain de Niko, changé le drap taché de sang. Il respirait plus régulièrement.
Tout est stable. Demain on fera une radiographie, et si tout va bien, on le transférera en service de soins généraux,aije déclaré. Il a hoché légèrement la tête.
Le souffle de Maëlys sétait normalisé. Jai placé une chaise pliante près du lit: laidesoignante gardera le poste. Jai noté dans le dossier: «Risque élevé de récidive suicidaire, surveillance 24h/24, consultation psychologique, plan de sécurité.»
À 07h30, le médecin de garde est redescendu, plus détendu. Je lui ai donné le compterendu oral et le journal des procédures. Il a vérifié lheure du décès, a hoché la tête et signé.
À huit heures, linfirmière du jour et la femme de ménage sont arrivées. Je leur ai montré les nouveaux pansements de Niko, le planning des antalgiques, les consignes de surveillance de Maëlys. Ensuite, nous avons rangé la chambre dAndré, fermé les yeux du défunt et préparé le corps pour le transport.
Dans le système, jai saisi les dernières lignes: «Maëlys Lefèvre conscience claire, pensées négatives niées; Niko Prévost hémodynamie stabilisée; André Dupont décès, douleur maîtrisée.» Jai ajouté «Surveillance infirmière assurée à 100%» et cliqué sur «Enregistrer».
Le vestiaire sentait toujours le même détergent, mais la pièce bourdonnait de conversations matinales. Jai enlevé ma blouse, remis ma veste, posé le pager sur le chargeur le long bip était presque un au revoir.
Dehors, une fine neige remplissait les fissures entre les pavés. Jai inhalé lair froid, senti la vapeur séchapper de mes poumons et, sans vraiment y penser, jai souri. Dans ma poche, un petit sachet de thé supplémentaire pour la prochaine garde. Les voitures passaient rapidement, et je me suis accordée une demiminute de pause avant de marcher vers larrêt de bus. La nuit était terminée, et malgré tout, jai tenu le coup.







