Madame Pâtissière
Élodie a été élevée toute sa vie par sa grandmère. Son père avait déserté avant même sa naissance, et sa mère était morte en couches. Ainsi, Madeleine Durand était devenue une tutrice exceptionnelle. Elle remplissait les rôles de mère et de père, entourant la petitefille de tendresse et de compréhension, ne la frappant jamais, mais sans la dorloter outre mesure; parfois stricte, toujours juste.
Grâce à cela, Élodie est devenue une personne autonome. Elle a obtenu son diplôme avec mention très bien à luniversité de ParisSorbonne, et a exercé son métier avec succès. Sa vie sentimentale était moins brillante, mais elle ne sen offusquait pas, convaincue que lamour viendrait au moment opportun. Elle chérissait sa grandmère et en prenait soin du mieux quelle pouvait, car Madeleine, bien que toujours vive pour son âge, commençait à nécessiter de lassistance. Leur relation était harmonieuse, hormis un petit défaut de la vieille dame.
Ayant vécu les années de guerre, la pénurie et les «années 90», Madeleine était devenue excessivement prévoyante, à lextrême. Bien quelle ne ramassât jamais de détritus sa nature naturellement propre ly interdisait elle dépensait presque toute sa pension, quelques dizaines de milliers deuros, en objets dont elle ne se servait jamais.
Élodie a dabord tenté de raisonner sa grandmère. «Madame, ne commandez plus tant de babioles aux télémagazines, utilisez plutôt ce que vous avez déjà», murmuraitelle doucement. Mais Madeleine, en contemplant son petit appartement débordant dencombrants, soupirait tristement, reconnaissant le problème sans jamais le prendre au sérieux.
«Élodie, si ces choses ne me servent pas, elles te serviront», répétaitelle. «Quand tu te marieras, il y aura vaisselle, nappes et linge de lit»
«Papy, nous ne sommes plus au XIXe siècle! Je nai pas besoin dune dot! Quand il me faudra quelque chose, je lachèterai! Les objets sont faits pour être utilisés», répliquaitelle, sans parvenir à changer la vision de Madeleine.
Le temps passait, le désordre grandissait. Élodie se plaignait à ses amies, qui lui conseillèrent de se débarrasser doucement des superflus.
«Lorsque tu rendras visite, occupela avec une conversation et glissetoi discrètement un objet à la poubelle», lui proposa Sophie, sa meilleure amie.
Élodie suivit le conseil : elle apporta à Madeleine un disque de ses films préférés, linstalla comme un enfant devant la télévision, et sortit en douce une boîte de contenants en plastique achetée en masse.
Malheureusement, Madeleine remarqua labsence et sindigna.
«Pourquoi les astu jetés? Ce sont des choses utiles!»
«Utile? Elles prenaient la poussière depuis des années sans jamais être déballées!» riposta Élodie.
«Cest faux! Elles pourraient mêtre utiles à tout moment!»
«Si besoin, on peut toujours les racheter en magasin. Aujourdhui, on trouve de tout, à chaque couleur et à chaque prix!»
«Tu ne comprends rien!», sanglait Madeleine. «Quand je mourrai, tu pourras tout balayer, mais tant que je suis là, ne touche rien. Tout mappartient, point de discussion!»
Élodie resta sans réplique, lidée de la mort de sa grandmère la frappant. Elle se souvint dun proverbe: «la tombe redresse le bossu», et, dans son esprit, donna à Madeleine le sobriquet de «Madame Pâtissière». Elle accepta la situation.
«Si ces objets lui apportent du bonheur dans ses vieux jours, quils restent», conclutelle.
Elle se disait quelle résoudrait le problème plus tard, mais le «plus tard» arriva brutalement, accompagné dun terrible accident vasculaire cérébral qui emporta la plus chère des personnes pour Élodie. Les premiers mois qui suivirent furent un puzzle mental que la jeune femme rassembla morceau par morceau, incapable denvisager le tri des affaires de Madeleine.
Chaque retour dans lappartement vide ravivait la douleur et la peur du changement. Peu à peu, chaque objet jugé inutile paraissait porter en lui la mémoire de la grandmère. Élodie ne pouvait plus se séparer daucun. Elle pensa à engager des spécialistes du désencombrement, mais la crainte quils jettent aussi un souvenir précieux une photo, un tricot, un médaillon la paralysait.
Labsence de Madeleine la livra à un vide abyssal. Sans autre parent, elle se retrouvait seule, inutile. Elle possédait deux logements: le sien, chargé dun prêt hypothécaire, et celui de Madeleine, mais aucun bien matériel ne pouvait combler le creux du cœur. Alors elle saccrocha aux vieilles babioles comme à un radeau salvateur, repoussant le néant et lapathie. Pourtant, les goûts des deux femmes étaient incompatibles; ce que Madeleine achetait nattirait pas Élodie.
Ainsi, Élodie devint, à sa façon, une Madame Pâtissière, refusant dadmettre son propre problème. Cette folie douce aurait pu durer des années, jusquà ce quun jour, en essayant de se débarrasser dun objet, elle croise dans le hall un homme souriant.
«Mademoiselle, vous êtes la petitefille de la défunte de la 107e?» demandatil poliment.
«Oui, pourquoi?» réponditelle, méfiante.
Lhomme sentit son inquiétude et se précipita à sexpliquer.
«Je suis désolé de vous avoir effrayée. Je vous croise souvent et je nai jamais eu le courage de vous parler. Vous êtes si belle, sûrement déjà mariée et peutêtre mère, mais je me disais quil vaut mieux tenter et accepter un refus que de regretter toute sa vie de navoir rien tenté. Je mappelle Henri, et vous?»
Élodie esquissa un sourire gêné, Henri ne lui sembla pas suspect. Impulsive, elle linvita à prendre le thé.
«Mon appartement de grandmère est un vrai bazar,» admitelle. Henri la rassura, cela ne le dérangeait pas.
Autour dune tasse de thé, ils parlèrent longuement. Élodie confia quelle était prisonnière des vieilles affaires de Madeleine. Henri proposa immédiatement son aide. Ce soirlà, ils éliminèrent plus de choses que Élodie navait pu le faire en plusieurs mois.
Puis commencèrent les rendezvous. Henri, chargé de marchandises le jour, était pourtant un lecteur avide, capable de discuter de tout. Élodie se sentit bien avec lui et, bientôt, elle comprit quelle était tombée amoureuse. Ce nouveau sentiment illumina sa vie. En moins de deux mois, ils vécurent ensemble. Le tri des affaires de Madeleine devint plus fluide grâce à Henri, qui, pratique, trouva une seconde vie à de nombreux objets: il emporta quelques services, nappes, linge de lit et ustensiles dans leur nouveau foyer, et créa même un placard pour les vieux livres de Madeleine. Élodie ne pouvait plus se plaindre: beaucoup dobjets renaissaient, chose quelle naurait jamais pu faire seule. La grandmère semblait de nouveau vivante, et non seulement vivante, mais heureuse.
Un soir, Élodie fit un rêve. Elle, Henri et Madeleine étaient assis autour dune table, buvant du thé dans un magnifique service hérité, que Henri ne cessait de louer.
«Merci, Madeleine», souritil. «Vous avez conservé tant de choses utiles!»
«De rien, mon petitfils, tout est pour vous», ricana Madeleine. «Élodie, prends bien soin dHenri,» ajoutatelle en sadressant à la petitefille. «Cest un homme bon, ton futur époux. Je peux lui faire confiance.»
Élodie se réveilla le cœur léger. Son compagnon dormait paisiblement à ses côtés, son esprit fourmillait de projets et despoirs, et le vide sétait dissipé. Elle réalisa clairement que Madame Pâtissière avait disparu, que sa grandmère reposait enfin, et quelle-même possédait son petit bonheur tranquille.







