LE COIN DU DESTIN
Madame Léontine fait frire des pommes de terre dans une poêle. Il est déjà huit heures du soir, la panse commence à protester dès que lodeur se répand, mais à son âge, on ne se donne plus la peine de compter les calories et on nen mange plus après six heures. Dehors, la neige tombe en flocons, et la poêle crépite comme un petit feu de cheminée.
Madame Léontine sennuie un peu, le cœur un peu lourd. Son fils Pierre et sa bellefille Claire vivent à létranger depuis plusieurs années, ses petitsenfants, Lucas et Camille, sont gentils mais ils ne comprennent plus les appels vidéo, leurs sourires sont trop blancs, leurs expressions trop rapides. Tous sont en bonne santé, bien installés, et Dieu merci. Son unique distraction, cest la télé et les petites pauses sur le banc du parc. «La vie file, même si elle ne sarrête jamais», soupire-t-elle.
Un coup à la porte la sort de sa rêverie.
Encore Madame Bouchard, la vieille folle, qui a oublié dacheter du sel ou de la farine? marmonne-t-elle à mivoix, puis ouvre la porte en se lamentant. La patate va brûler, je vais la maudire.
Devant elle se dresse un immense tas de haillons surmonté dun bonnet en fourrure; dun bout à lautre, une énorme barbe pend comme un rideau. Madame Léontine reste figée. Un vrai voleur, pensetelle, et sa mort se profile.
Bonsoir, désolé de vous déranger à cette heure, mais la nécessité my oblige. Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas un voleur. La vie ma simplement conduit ici, et jai besoin dun peu deau chaude du robinet, sil vous plaît.
Le tas de vêtements bouge, et une main usée en ressort, tendant une bouteille en plastique qui ressemble à un jouet.
Vous voyez, ma petite Mireille est très malade, elle tousse fort, elle a de la fièvre. Elle a besoin deau tiède, mais je nai que de leau glacée, elle ne peut pas la boire. Pouvezvous maider?
Madame Léontine reste muette. Elle comprend que cet homme est sans domicile, mais son discours est étonnamment poli, et il parle de Mireille comme de sa fille, ou peutêtre de sa femme, qui aurait pu périr. Le froid dehors mord.
Entrez, bon ami, si vous venez avec de bonnes intentions, répond-elle après un moment de réflexion. Que sestil passé? Ditesmoi, je verrai ce que je peux faire.
Lhomme, nommé Antoine Maréchal, se tient sur la pointe des pieds, cherchant le confort dun foyer où lodeur des pommes de terre le réconforte.
Pardonnez mon sale air, je suis dans la rue depuis un an, moi et Mireille.
Et où est votre Mireille?
Le tas souvre davantage, révélant un petit museau de chat gris, à peine sorti dun sac de vêtements.
Voilà mon compagnon, Grisou. Nous sommes ensemble depuis sept ans. Ma chère Valérie, ma femme, est décédée lan dernier, et on nous a expulsés.
Madame Léontine agrippe le tas de ses mains maigres mais encore fortes.
Allezvous en tout de suite, sale gosse, ne me gâtez pas la maison! semporteelle, son tempérament façonné par des années à encadrer des mineurs en colonie.
Où est votre Grisou? crietelle.
Il est toujours avec moi, répond Antoine.
Madame Léontine lenveloppe dun bras solide.
Entrez, ne laissez pas le froid vous entrer, je vous donnerai un quart dheure de réconfort, puis on verra ce que je peux faire. Déposez vos affaires, je mets une vieille chemise de mon grandpère dans le placard, et je prépare du lait chaud pour Grisou.
Le tas résiste un instant, mais la détermination de Madame Léontine à rendre service lemporte.
Une heure plus tard, sous le radiateur, dans une petite boîte de tissu, Grisou dort paisiblement, son ventre rempli de lait tiède. Au tablebasse, à la lumière du soir, un couple dâge moyen, Luc et Sophie, partage un thé parfumé. Les pommes de terre sont englouties, et la conversation sécoule lentement.
Vous avez perdu votre logement?
Non, je lai vendu. Cétait une petite chambre dans une HLM. Ma femme Valérie rêvait dune maison de campagne, alors je lai vendue pour en acheter une.
Et vous ny vivez plus?
Non, lhéritage a tout filé à son fils. Nous nétions pas mariés, elle était veuve, et jai vécu seul jusquà ce jour où nous nous sommes retrouvés il y a dix ans. Elle a transmis la maison et le chalet à son fils, pour quil nait plus de soucis quand nous partirons. Elle était en pleine santé, sept ans plus jeune que moi, puis elle est tombée malade et est partie en un mois.
Comment vous ontils expulsé?
Après les funérailles, mon fils Valentin ma envoyé dans un centre de cure, disant que javais besoin de me reposer. Deux semaines plus tard, je reviens, la maison est occupée, mes affaires disparues. Jai frappé à la police, mais ils ont ri. Grisou a été recueilli par des voisins qui le nourrissaient dans la cour. On ma dit que Valentin avait vendu la maison et le chalet, tout jeté, même le chat.
Et comment vous appelezvous? Vous êtes ici depuis plus dune heure.
Antoine, Antoine Maréchal, a déclaré lhomme avec un sourire triste. Avant jétais un simple vagabond, maintenant je mappelle Antoine le SansToit. Merci pour le dîner, cela faisait longtemps que je navais pas mangé à lintérieur dune vraie maison.
Antoine sassied, regarde Grisou dun air attendri.
Puisje laisser Grisou ici? Le froid dehors le ferait frissonner, et je ne pourrai rien faire pour la protéger. Valérie ne me pardonnerait pas.
Les yeux dAntoine brillent dune lueur suspecte.
Vous savez quoi, Antoine le SansToit, ricane Madame Léontine, le matin est toujours plus sage que le soir. Allez, mon salon est prêt, allongezvous sur le canapé. Pas de discussions avant demain! Donnezmoi votre adresse complète, votre nom, votre patronyme, je veux être sûre que vous nêtes pas un prisonnier.
Quand le silence retombe dans lappartement, Madame Léontine sort son téléphone portable et un vieux carnet. Elle se souvient de son passé, de tout ce quelle na jamais pu raconter à ses enfants.
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Dans sa jeunesse, Madame Léontine était chirurgienne, une chirurgienne de première classe. Les professeurs la louaient, disant que ses mains étaient dor et quelle opérera avec le cœur, promettant un brillant avenir. Mais la trahison de son mari, la perte de son premier enfant aux dernières semaines de grossesse, lont poussée sur les fronts de guerre. Trois ans, elle a parcouru des bases militaires, puis a trouvé un poste à Paris. De nombreuses vies, même celles de criminels, lui doivent la guérison, car ses mains dor sauvent même les plus désespérés.
«Largent ne pousse pas sur les arbres, alors on fait ce quon doit», se répétaitelle souvent en soignant les gamins des rues. Refuser était impossible, sinon la situation empirait.
Un jour, elle compose le numéro de Monsieur Étienne, son ancien contact dans les milieux sombres.
Bonjour Étienne, toujours vivant, vous avez une cigarette?
Tu attendras, répond la voix craquée, tu es là pour une affaire ou pour linsomnie?
Pour une affaire, jai besoin dune personne via tes réseaux.
Comme toujours, rien ne change, la reine Tamara na pas changé, dictesmoi.
Elle dicte ladresse et les informations quAntoine Maréchal lui a données.
Je veux surtout Valentin, mais passemoi Antoine aussi, on ne sait jamais.
Tu ne veux pas quon se rencontre? demande Étienne, un peu gêné.
Non, pas maintenant, les petitsenfants me prennent, nos affaires sont du passé.
On reste en contact?
En contact.
Un second appel reste silencieux, puis une voix féminine sélève, un peu émue.
Camille, appelezla, la belle, dit Madame Léontine, la reine Tamara la réclame. La conversation dure peu, puis elle se rendort.
Le matin, une surprise chaleureuse lattend. Mireille se love contre son cœur, apportant une chaleur réconfortante, et les odeurs de cuisine remplissent lair.
Antoine Maréchal séloigne de la table où repose une simple omelette aux saucisses et une petite salade de légumes. Personne ne lui préparait le petitdéjeuner depuis longtemps, même son mari, qui élevait son fils comme le sien, navait pas lhabitude de tant dattentions.
Tu ne men veux pas? demande Antoine.
Pas du tout, répond Madame Léontine dune voix tremblante, viens tasseoir, le petit déjeuner ne se mange pas le ventre vide.
Antoine voulait poser une question, mais le regard sévère de Madame Léontine le coupe net ; il dévore alors son omelette en silence, tandis que Mireille tourne sous ses pieds, bien plus à laise.
Alors, Antoine le SansToit, conclut Madame Léontine après le repas, tu restes chez moi tant que tu veux, mais ne te dispute pas, cest mon appartement, je décide. Si tu préfères, tu peux retourner dans le froid, mais alors Grisou me reviendra. Compris?
Antoine ne peut contester, le froid de la rue le rendrait fou. Il commence à aider : il fait les courses, prépare les repas, et, un mois plus tard, un petit chiot à oreilles tombantes, sale et grelottant, apparaît. Madame Léontine le gronde avec des mots durs, mais ne lexpulse pas. Ensemble, ils se promènent dans le parc, discutent, rient.
Entretemps, Madame Léontine surveille constamment son téléphone dès que le silence sinstalle dans lappartement.
Valentin, le fils de Valérie, devient accro aux jeux dargent, senfonçant dans une dette énorme. On devine vite qui la poussé. Camille, malgré son âge, gère une partie du trafic de jeux dans la ville. Valentin perd tout : appartement, chalet, voiture, tout pour rembourser.
Au travail, les contrôles senchaînent, les commissions saccumulent, puis on suggère de licencier quelquun, ce qui arrive rapidement. Valentin devient alors «le sansemploi», une porte ouverte vers des ennuis. Étienne, un haut fonctionnaire, essaie daider, mais les souvenirs du passé restent lourds.
Les biens dAntoine ne reviennent pas, les services, même amicaux, doivent être remboursés. Finalement, les papiers sont réglés, la pension est mise en place. Valentin, après des mois de tergiversations, part travailler à létranger et disparaît à jamais. Son sort reste inconnu.
Un an passe.
Assiedstoi, Antoine Maréchal, il faut quon parle, dit Madame Léontine dun ton inhabituel.
Quy atil, Léontine? Un problème de santé?
Non, rien ne me fait mal, mais il faut régler notre cohabitation.
Comment ça?
En clair, veuxtu devenir mon époux ou pas? Ce nest pas juste de rester ensemble à un âge avancé sans se marier.
Le mariage se déroule avec la présence du fils et de la bellefille, les petitsenfants aux dents blanches qui bavardent en français moderne, ainsi que quelques personnes en costume, une protectrice, une autre à lallure de député, et même une silhouette un peu «banditique».
Si vous voyez au parc une grandmère au regard perçant, un grand monsieur à la barbe fournie et les yeux doux, un chat gris aux poils hérissés et un gros chien aux oreilles tombantes, ce sont les héros de mon histoire.







