La Réalité du Feu

21septembre2023
Cher journal,

Aujourdhui, jai accepté, sans tergiverser, la proposition du service de lÉducation nationale. Après soixantetrois ans de carrière trente dentre eux dans la garnison du SDIS je profite dune retraite de septmillecinqcents euros, travaille à temps partiel comme gardien de nuit et, le jour, je me demande pourquoi je devrais animer un nouveau club à lécole.

Mardi matin, je suis entré pour la première fois dans le gymnase du collège: un linoléum usé, quelques repères effacés, des appareils de musculation accrochés au mur, et une table pliante où reposaient des tronçons de tuyaux, des casques et deux manches doù sortait le tuyau de secours. Huit jeunes traînaient autour trois filles et cinq garçons le plus jeune paraissait navoir que quatorze ans, le plus âgé se préparait déjà aux épreuves du Bac. Ils cliquetaient leurs téléphones, riaient devant une affiche bricolée: «Le feu nest pas notre frère, mais nous ne sommes pas non plus ses ennemis».

La directrice adjoint, une femme stricte au badge du conseil départemental, a présenté lintervenant: «Mesdames, messieurs, voici Victor Eugène Collet un vrai sauveteur.» Jai hoché la tête en silence. Depuis que je ne réponds plus aux appels durgence, le mot «sauveteur» me paraît étranger: le grade reste dans les ordres archivés, le réflexe des sirènes nocturnes dort encore dans mes veines.

Jai commencé simplement: chaque participant devait dire son nom, son âge et la raison de sa présence. «Je veux sauver des gens», «Être un héros du SDIS, cest stylé», «Ça servira pour mon dossier dadmission». Parmi eux, Élise, élève mince de troisième, sest démarquée: «Je veux comprendre le système de protection contre la fumée. Je compte entrer en BTS Sécurité». Jai noté mentalement quau moins une dentre elles visait déjà une compétence précise. Les autres se laissaient encore séduire par luniforme et les applaudissements.

Le premier cours a duré une heure. Jai montré comment soulever une lance à deux mains, sans à-coups, afin de ne pas déchirer la bride, puis jai demandé denrouler le tuyau le long du vestiaire. Les garçons se sont lancés avec enthousiasme, mais le tuyau sest emmêlé, et les rires ont envahi la salle. Je ne me suis pas empressé de les réprimander; je me suis approché, ai démêlé les nœuds, puis ai proposé de refaire lexercice en silence et chronométré. Le chrono affichait quatre minutes trente, et le groupe a compris que même un jeu demandait concentration.

Une semaine plus tard, les entraînements se sont déplacés dans la cour de lancien lycée12. Nous avions démonté la tour de séchage des tuyaux, mais la rampe en béton restait, idéale pour courir avec le sac à dos contenant les extincteurs. Le matin était frais, lherbe bordant les trottoirs scintillait de givre. Jai veillé à ce que chacun fixe bien ses sangles, puis jai donné le départ. Le premier ascension sest déroulée sans accroc, mais au deuxième étage les jambes des garçons se sont alourdies, deux dentre eux se sont assis contre le mur bas.

«Cest encore sans appareil sur le dos,» aije rappelé quand ils ont repris leur souffle.
«Pas de souci, on sy habitue!», a rétorqué Mathieu, un senior, en essuyant son front avec le manche de son sweathood.

Pour léchauffement, jai raconté une brève anecdote: «Il y a dix ans, un incendie a ravagé un entrepôt. La température sous le plafond a atteint trois cents degrés, les rayonnages en carton se sont effondrés. Nous avons introduit deux tronçons de tuyau, mais le vent sest faufilait dans les portes comme dans un tuyau. Quinze minutes plus tard, les masques des pompiers étaient embués de lintérieur.» Ma voix était calme, mais le silence qui a suivi les chiffres a capté toute lattention.

À la fin de septembre, les collégiens savaient ce quétait la «bracelet de protection», pourquoi on mettait une doublure dans la tenue de combat et pourquoi on ne courait pas lorsquon avait enlevé le casque. Un jour, jai organisé un «exercice sombre»: jai éteint les lumières, activé la machine à fumée et caché un mannequin. Mission: retrouver la «victime» et la porter à la porte. Au bout de trois minutes, le cordon sest accroch

é, la lampe de Yvain sest éteinte, et léquipe a perdu son orientation. Jai dû les rassembler contre le mur et les guider une à une.

Après lexercice, le plus jeune, Théo, a demandé: «Victor? Et sil y avait vraiment du feu?»
«Alors vous mettriez les appareils,» aije répondu. «Et il ne vous resterait plus que quatrevingtdix secondes pour chercher.»

Octobre sest glissé discrètement. Les feuilles dérable du poste de secours ont jauni, le soleil se couche plus tôt, et à cinq heures il faisait déjà frais. Un vendredi, nous avons autorisé la brigade à monter sur la tour du centre, à prendre des appareils désaffectés sans bouteilles et à allumer les projecteurs.

Quand la nuit est tombée, jai réuni les jeunes en cercle. Un courant dair entre le garage et lentrepôt rendait latmosphère piquante. Les adolescents se sont assis sur le béton, Mathieu sest adossé à la bobine du tuyau.

«Il y a des choses que vous ne trouverez pas dans les manuels,» aije commencé. «Je vais vous raconter une fois. Si après vous pensez que ce nest pas pour vous, je comprendrai.»

Je me suis rappelé la nuit du 16janvier de lan2016: un immeuble de neuf étages, le feu au cinquième. La fumée a envahi lescalier, lélectricité a sauté. «Nous sommes montés, il ne nous restait plus que huit minutes dair dans les masques. Dans le couloir, nous avons trouvé une femme avec son enfant de deux ans. Nous les avons sortis sur le toit, mais le réservoir des appareils sest vidé, lalarme hurlait. Le petit a été remis aux secours, mais il na pas survécu.»

Ma voix est restée stable, mais une petite fourmillement a traversé ma poitrine. Je navais plus raconté ce drame à haute voix depuis longtemps; dhabitude, je ne disais quune phrase courte: «Un enfant est mort.»

Le silence était ponctué par le craquement des branches nues de laubépine. Élise serrait les genoux, Mathieu ne jouait plus avec la bobine, Théo baissait la tête comme sil écoutait son propre sang.

«Pourquoi vous nous racontez ça?» a demandé Yvain.
«Pour que vous compreniez que chaque sauvetage ne se solde pas à une photo dans le journal. Parfois, on rentre chez soi les mains vides et on se demande si ça en valait la peine.»

Jai éteint le projecteur. La salle sest plongée dans une semiobscurité, un lampadaire lointain éclairait le chemin vers la sortie. Le froid invitait à la réflexion, une décision que chacun devra prendre aujourdhui.

Le weekend sest passé sans cours: chacun digérait ce que nous avions entendu.

Lundi, je suis arrivé à lécole bien avant la sonnerie. Le ciel bas pesait lourd, la rosée glacée glissait sur le bitume. Au deuxième escalier menant au quatrième étage, jai déroulé deux tuyaux dentraînement. Le chronomètre, sorti de ma poche, faisait claquer le métal froid, comme le bourdonnement dune alarme dincendie.

Les marches ont grincé Élise est arrivée en premier, en pull en polaire, sur son uniforme de secours sans écusson. Elle a hoché la tête, a fixé les mousquetons à sa ceinture. Les autres lont suivie. Le compte était à six: il manquait Yvain et Théo. Je nai pas demandé pourquoi ils étaient absents, je leur ai donné une minute déchauffement puis je me suis préparé à parler.

Quand la seconde sest écoulée, le couloir sest rempli de pas pressés. Théo a fondu autour du coin, quarantetrois secondes en retard, le souffle court, une casquette à la main. Puis Yvain, les yeux à moitié fermés, comme sil combattait le sommeil. Le groupe était complet, et mon cœur sest détendu.

«Vous avez pris votre décision?» aije demandé doucement.
«Oui,» a répondu Mathieu. «On veut continuer. Les questions sont même plus nombreuses.»

La première épreuve était la montée avec le tuyau, puis la descente. Louverture était assez étroite pour deux personnes à la fois. Élise et Yvain ont commencé: elle portait la bobine, il la sécurisait. Mathieu et Théo ont suivi, puis deux plus jeunes et Manon ont fermé la chaîne. Jai appuyé le bouton, le chronomètre a bourdonné.

Au deuxième tronçon, les muscles se sont alourdis. Au troisième, Théo a laissé tomber le tuyau, la sangle a mordillé son poignet, mais il la remonté. Jobservais sans intervenir: sans feu réel, la chute du matériel nest quune leçon de calcul. Le premier duo a atteint le sommet en une minute cinquanteneuf, le groupe entier en quatre minutes vingt.

Ils sont redescendus, se sont assis sur un sac de casques, le souffle se stabilisait lentement.

«Posez vos questions,» aije proposé.

Mathieu a levé les yeux: «Comment vivre après ces sorties où on na pas pu sauver à temps?»

Je me suis souvenu de lodeur du câble brûlé, du hurlement des sirènes, du claquement de la porte dune ambulance.

«Je me réveille encore la nuit. Au début, je me blâmais: pourquoi naije pas sorti lenfant plus tôt? Puis jai compris que si je ne me nourris que de la culpabilité, je ne gravirai jamais la prochaine marche. Le métier nest pas une question dhéroïsme, mais un choix de repartir à chaque fois, même en sachant quon peut échouer.»

Je me suis arrêté, puis jai recentré la discussion sur la pratique: «Faisons deux montées de plus. Qui porte le tuyau sécurise, qui sécurise porte. Objectif: sortir en moins de cinq minutes.»

Cette fois, Théo na plus lâché le tuyau; Élise, derrière, a ajusté la boucle, a commandé de brefs ordres. Le temps final était trois minutes cinquantehuit. Jai noté les points à améliorer: tenir le tuyau plus près de la cuisse, ne pas sauter au retournement, ranger les cheveux sous la capuche, serrer les lacets. Ce sont de simples détails du quotidien, mais sans eux on ne survit pas.

À la fin, Élise a sorti son cahier: «Selon le règlement, chaque volontaire doit cumuler seize heures de pratique pour être admis aux exercices municipaux. Il nous en reste onze. On y arrivera?»

Jai jeté un œil aux colonnes de temps: «Oui. Pas en augmentant la vitesse, mais en renforçant la discipline. Demain: nœuds, aprèsdemain: orientation dans le couloir sombre. Vendredi: marches descalier au centre.»

Je suis rentré sous une pluie fine. Lappartement de mon immeuble de cinq étages sentait les pommes de terre sautées qui flottaient entre les étages. La porte sest refermée sur un silence rassurant. Jai allumé la radio: les ondes semblaient garder les souvenirs à distance. Ma pension de sept mille cinq cents euros ne permet pas le luxe, mais il me faut des gants ignifuges pour les jeunes. La petite rémunération de garde me suffit, si je trouve une remise. Ce sont justement ces petites choses qui maintiennent la brigade à flot.

Un matin de vendredi, le gel a cristallisé les flaques. Le périmètre du poste a accueilli le groupe sous les lampadaires et lodeur de la fumée humide de la chaufferie. La tour se dressait comme une silhouette sombre. Jai vérifié les mousquetons, distribué des gants neufs.

«Doù viennent ces gants?» sétonna Manon, en regardant les renforts orange vif.
«Un sponsor que jai trouvé,» aije répliqué. «Le sponsor, cest moi et deux gardes de nuit daffilée.»

Lexercice sest déroulé sous le chronomètre. La première équipe a atteint le troisième étage en une minute quarantecinq, la seconde deux secondes de plus. Au finish, Mathieu a pointé le tableau: 1:52 record.

Les adolescents, appuyés sur les rampes, affichaient un visage rouge de labeur mais leurs yeux brillaient dune confiance concentrée. Un pincement de culpabilité sest atténué, comme si quelquun avait desserré la ceinture de mon appareil.

«Regardez ces chiffres,» aije murmuré. «Ce nest pas de la gloire. Cest du travail. Vous pouvez en vouloir plus cest bien, mais noubliez jamais le prix.»

Le bruit des portails qui souvraient sest fait entendre: la citerne de garde partait vérifier les pompes. Les jeunes ont suivi du regard le véhicule, et jai compris que leurs pensées nétaient plus de likes ou décussons, mais dune vraie intervention qui, un jour, pourrait être la leur.

Jai éteint le chronomètre, rangé lappareil dans la poche de ma tenue. Le craquement du givre sous les bottes, le grondement dun moteur et la fine vapeur qui séchappait de ma bouche formaient la musique du travail que nous commençons à entendre.

«Pause de cinq minutes,» aije annoncé. «Ensuite un nouveau tour, puis le retour à la maison. À partir de lundi, on met les appareils.»

Les adolescents ont esquissé un sourire discret, comme sils acceptaient un accord tacite. En descendant, ils discutaient du nombre dheures quil leur restait pour le bilan. Je les ai suivis du regard, le cœur réchauffé dun équilibre: la vérité na pas brisé les jeunes, elle les a aidés à sortir des mirages.

Je sentais le métal du chronomètre se réchauffer dans ma poche. Un nouveau record allait peutêtre se créer, un nouveau déclic. Un jour, je le passerai à un autre formateur. Mais aujourdhui, lessentiel était clair: le temps avance, et nous apprenons à le remplir daction.

Le soleil, à peine levé au-dessus du toit du garage, hésitait comme un disque pâle entre les nuages. Jai fait un pas vers les jeunes. Le chemin continue il faut travailler.

**Leçon du jour:** on ne peut pas choisir les flammes qui surgissent, mais on peut toujours choisir de rester prêt, humble et discipliné, même quand la récompense nest quun simple battement de cœur.

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La Réalité du Feu
Out of the Blue — A Complete Surprise