J’ai refusé de faire la vaisselle après les douze coups de minuit pour la famille de mon mari

Je me souviens, comme si cétait hier, du NouvelAn où javais refusé de me charger de la montagne de vaisselle pour la famille de mon mari après les douze coups de minuit.

«Éléonore, où sont les tartelettes à la truffe? Les invités sont déjà à table, et il ny a rien! Tu ne veux pas me faire honte devant les beauxparents?», sexclama Madame Valérie Lefèvre, ma bellemère, plantée dans lentrée de la cuisine, les mains appuyées contre son corsage en satin.

Je chassai une mèche collée au front, à peine évitant de faire tomber le plat de viande à la provençale. La chaleur du four me caressait le visage, interrompant un instant le parfum de mayo et de légumes bouillis qui, depuis le matin du trenteetun décembre, semblait sêtre imprégné dans les murs de notre appartement.

«Madame Lefèvre, la caviar est au bas du frigo, sur létagère inférieure. Je nai pas le temps, la viande brûle,» répondisje dune voix calme, bien que mon cœur battait la chamade. «Peutêtre que Sophie pourra aider? Elle nest pas loin, toujours collée à son téléphone.»

«Sophie est épuisée, elle vient tout juste darriver!», lança aussitôt ma bellemaman en entrant dans la cuisine, fouinant dans les casseroles. «Et puis, elle a les ongles tout neufs pour le NouvelAn. Toi, cest à toi daccueillir les convives comme il se doit, que la table déborde. Nous avons traversé toute la ville, embouteillés, pour venir.»

Du salon, le vacarme du téléviseur se faisait entendre, où pour la centième fois, le reporter JeanLuc Durand annonçait le départ dun train vers Strasbourg, accompagné du rire tonitruant de ma bellesœur, Sophie. Sur le canapé, mon mari Sébastien, le nez rivé à lécran, changeait de chaîne pendant que ses neveux, deux jumeaux turbulents, bondissaient du fauteuil au sol, faisant trembler le parquet.

Silencieusement, je pris le pot de caviar. Mes mains tremblaient comme trahies. Toute la journée du trenteetun décembre avait été un brouillard : émincer, bouillir, rôtir, nettoyer. Sébastien avait promis daider, mais dès larrivée de sa mère avec sa sœur et les enfants, il sétait transformé en «invité dhonneur» chez nous.

«Et nhésite pas à mettre plus de beurre,» commenta la bellemaman, debout au-dessus de la marmite. «La dernière fois cétait trop sec. Et le pain, pourquoi pas une baguette? Ah, il faut tout apprendreSébastien! Regarde la salade Mimosa, elle est bien pâle, sûrement à cause dœufs trop cuits.»

Sébastien apparut à lentrée, un mandarine à moitié mangée dans la main.

«Maman, pourquoi tu tenflammes? La salade est correcte. Éléonore, dépêchetoi, les douze coups approchent, on na même pas encore fêté la vieille année. Jai faim.»

Il ne me fixa même pas, tandis que jessayais simultanément détaler du beurre sur les tranches, de surveiller la viande et déviter le chat Minou, qui fuyait les cris des enfants en se cachant sous mes pieds.

Le dîner démarra en fanfare. Sophie, la sœur de mon mari, sempara immédiatement de lattention, racontant à haute voix comment son mari, «malheureusement absent pour cause de déplacement important», lui avait offert le dernier iPhone. Les jumeaux se servaient des tranches de saucisson à la main, répandant des miettes sur le tapis que javais pourtant nettoyé deux heures plus tôt, et renversaient du jus sur la nappe fraîche.

«Ce nest rien, ce sont des enfants,» balaya Madame Lefèvre quand je me précipitai pour essuyer une tache de jus de cerise. «Tu laveras plus tard. Limportant, cest quils samusent. Sophie, prends tes champignons, ils sont du commerce, ils se mangent. Mais les concombres, Éléonore, tu les as trop salés.»

Assise au bord de ma chaise, à moitié vide, je ne parvenais plus à avaler. Devant moi sétalait le monticule de mets que javais préparé pendant deux jours pour obtenir une petite gratification, et je ne sentais plus le goût.

«Trinquons à notre Sébastien!», lança la bellemaman, levant son verre de champagne. «Quel homme! Le soutien de famille, le pourvoyeur, notre héros!»

Sébastien esquissa un sourire satisfait, redressa les épaules. Je faillis métouffer avec le cidre. «Pourvoyeur», se répétaitil, alors que depuis six mois il ne travaillait quà mitemps, se plaignant de son sort, pendant que je prenais des missions en freelance pour rembourser lhypothèque de notre appartement. Mais je ne voulais pas gâcher la fête, alors je me tus, serrant davantage mon verre.

Lhorloge sonna minuit, le président prononça son discours, les douze coups retentirent, et les cadeaux commencèrent à circuler.

Jouvre les sacs élégants. Pour Madame Lefèvre, un coffret de cosmétiques antiâge, celui dont elle avait parlé le mois dernier. Pour Sophie, un bon pour une parfumerie. Pour les neveux, des ensembles de construction coûtant une petite fortune. Pour Sébastien, des écouteurs sans fil neufs.

«Merci,» marmonna Madame Lefèvre en jetant un œil distrait au coffret. «De la crème? Ça me servira à masser les talons. Et à toi, Éléonore, on a aussi un petit cadeau.»

Sophie, mâchant son sandwich, me tendit un petit sachet en cellophane contenant deux maniques à leffigie dun cochon et un lot déponges.

«Pour que la cuisine soit plus joyeuse!», ricanatelle. «Cest le symbole de lannée, non?»

Je pris le sachet, le cœur serré par une rancœur qui montait en flèche. Ce nétait pas le prix du présent, mais le ton condescendant qui me rappelait ma place «à la cuisine».

Après minuit, la fête atteignit son apogée. La table ressemblait à un champ de bataille : des piles de vaisselle sale, des saladiers à moitié vides, des os de poulet, des pelures dagrumes et des emballages de bonbons jonchaient le sol. Les enfants dormaient dans la chambre des hôtes, installés sur le lit conjugal sans même me demander.

Je me mis à empiler la vaisselle, une assiette après lautre, les casseroles couvertes de purée séchée, les verres tachés de rouge à lèvres. Madame Lefèvre bâilla, ouvrant largement la bouche.

«Quel soirée!», lançatelle. «Sébastien, verse encore du thé, au citron. Et le gâteau?»

Je restai figée, la fourchette sale en main.

«La bouilloire vient de chauffer,» murmuraije. «Vous pouvez le faire vousmêmes, je range.»

«Éléonore!», cria la bellemaman dune voix tranchante. «Tu proposes à tes invités de se servir euxmêmes? Nous ne sommes pas dans un self!»

Sébastien, les yeux rivés à lécran, grogna :

«Allez, Éléonore, fais un effort, donne à maman son thé.»

Je remplis les tasses, découpei le gâteau, le distribuai. Sophie en prit une part, demanda un supplément, puis se plaignit que la crème était trop lourde.

Vers deux heures du matin, les convives commencèrent à baisser le volume.

«Il est temps daller au lit,» annonça Madame Lefèvre, se levant du canapé. «Sophie avec les enfants ira dans la chambre, nous, Sébastien et moi, nous installerons sur le canapé, qui se déplie. Éléonore trouvetoi une place. Peutêtre un meuble dans la cuisine? Ou le fauteuil du hall.»

«Cest ma chambre,» rappelaije.

«Les enfants sont là! Tu vas les réveiller?», sindigna Sophie. «Tu devras tout nettoyer de toute façon, il y a du travail jusquau matin.»

Madame Lefèvre hocha la tête, observant le chaos.

«Exactement. Éléonore, débarrasse tout rapidement. Lave la vaisselle, essuie la table, le sol, tout. Le petitdéjeuner doit être prêt à dix heures, des crêpes, Sophie adore les crêpes.»

Ils partirent un à un. Sébastien embrassa sa mère sur la joue, souhaita bonne nuit à sa sœur, puis, passant près de moi, me tapota lépaule :

«Allez, ma chérie, ne traîne pas. Nettoie, puis couchetoi. Demain, journée difficile, on doit aller chez Tante Nadine.»

La porte se referma, linterrupteur du couloir crépita. Je restai seule, le bourdonnement du réfrigérateur et le goutteàgoutte du robinet comme seuls compagnons. Lévier était débordé, des tours de plats gras sentassaient sur le plan de travail, la graisse se solidifiait sur les poêles, des éclats de boules de Noël craquaient sous mes pieds.

Je regardai mes mains. Le vernis que javais appliqué la nuit précédente sécaillait déjà. Mes jambes vibraient comme si elles allaient crier.

«Nettoie vite,» me répétaitelle, «fais les crêpes, lave la vaisselle». Limage de leau qui coule, du liquide vaisselle qui mousse, du gras qui sefface, me revenait en boucle. Le sommeil semblait loin.

Un petit bruit, comme la tension dune corde qui se rompt, retentit en moi. Jéteignis leau, séché les mains, retirai mon tablier, le suspendis.

Je me dirigeai vers le centre de la cuisine, observai le champ de bataille. Sur la table restaient des bouteilles à moitié vides, des tranches de fromage, des serviettes souillées.

«Non,» dis-je à haute voix.

Je pris mon pull préféré, le jetai sur les épaules, éteignis la lumière, laissant la montagne de vaisselle dans lobscurité, puis sortis dans le couloir. Le ronflement de Madame Lefèvre sélevait du salon, les enfants gémissaient dans la chambre, Sophie marmonnait. Sébastien, je le pensais, dormait sûrement au bord du canapé.

Je pris une couverture chaude, un oreiller du haut de larmoire, et me dirigeai vers le balcon vitré. Un vieux fauteuil confortable et un radiateur solide mattendaient. Jallumai le chauffage à pleine puissance, fermai la porte du balcon, menroulai dans la couverture et, pour la première fois en deux jours, fermai les yeux, sentant le corps se détendre.

Le premier janvier débuta, non pas avec lodeur de crêpes, mais avec le cri strident de Madame Lefèvre.

«Questce que cest?!»

Jouvris les yeux. Le soleil inondait la pièce à travers les motifs gelés sur les fenêtres. Le balcon était chaud. Mon téléphone affichait onze heures du matin. Javais dormi presque neuf heures un luxe inouï.

La porte du balcon souvrit, et Sébastien, en caleçon et débardeur, entra en titubant.

«Éléonore, questce que tu fais là? Maman crie, là» balbutiatil, voyant mon visage serein. «Tu as dormi ici?»

«Oui,» répondisje, métirant, les muscles enfin détendus. «Bonne année, Sébastien.»

«Quelle bonne année!Regarde la cuisine Tu nas rien rangé?»

Je repris mon manteau, tel un manteau royal, traversai le couloir et pénétrai dans le salon. La cuisine était exactement comme je lavais laissée, mais à la lumière du jour, le tas de vaisselle paraissait encore plus imposant, lodeur daliments stagnants lourde et désagréable.

Au centre, Madame Lefèvre se tenait la poitrine, Sophie, le visage crispé.

«Tu te rends compte?Nous sommes arrivés, nous voulions prendre le thé, et voilà un porcherie! Où est le petitdéjeuner? Où sont les tasses propres?»

«Les tasses sont dans lévier,» répondisje calmement, remplissant mon verre deau filtrée. «Sales.»

«Alors laveles!Quastu fait toute la nuit?»

«Jai dormi, comme vous.»

«Dormir!» sexclama Madame Lefèvre, la voix tremblante. «Regardele, Sébastien! Nous sommes tes invités, et tu nous reçois dans la saleté! Tu nas aucune conscience?»

Je posai mon verre sur la table. Le tintement fit taire lassemblée un instant.

«Exactement,» disje, doucement mais fermement. «Vous êtes venus chez moi, pas dans un hôtel tout compris, pas dans un restaurant avec du personnel. Chez moi. Jai cuisiné deux jours, acheté les produits, dressé la table, vous ai servis toute la soirée.»

«Cest ton devoir de femme!» rugit Sébastien, soutenu par sa mère. «Ne me déshonore pas! Prends un chiffon et nettoie immédiatement. Les enfants ont faim!»

Je regardai mon mari. Pour la première fois depuis cinq ans de mariage, je le vis clairement : non plus le jeune homme charmant que javais connu au parc, mais un garçon peureux, dépendant, prêt à abaisser sa femme pour ne pas contrarier sa mère.

«Non,» affirmaije.

«Quoi?» demanda Sophie, incrédule.

«Je ne vais pas nettoyer ça, ni préparer le petitdéjeuner. Je suis épuisée. Si vous voulez manger, le frigo est plein. Si vous voulez de la vaisselle propre, voici le liquide Vaisselle, les éponges que Sophie ma gentiment offertes hier.»

Un silence glaçant sinstalla. Madame Lefèvre ouvrait et fermait la bouche comme un poisson hors de leau.

«Tu tu nous expulses?» murmuratelle, dune voix théâtrale. «Sébastien, tu entends? Elle nous prive du pain!»

«Éléonore, tu exagères,» intervint Sébastien, tentant de paraître sévère. «Maman est invitée, Sophie est invitée. Et toi»

«Moi, je suis la propriétaire de cet appartement,» rétorquaije. «Lhypothèque est à mon nom, je la paie. Depuis trois mois, Sébastien ne verse que la moitié des charges. Il faut mettre les choses au clair. Soit vous vous mettez tous à la tâche, soit la fête est terminée.»

«Allonsnous dici!» hurla Sophie. «Rassemblez vos affaires, maman! Mes pieds ne toucheront plus ce sol!»

«Sophie, attends,» tentatil de la retenir.

«Pas dattente!» sexclama Madame Lefèvre, soudainement pleine dénergie. «Rassemble les enfants, on part chez Tante Nadine, ils nous accueilleront comme des rois! Sébastien, si tu as un brin de respect pour ta mère, viens avec nous. LEt depuis ce jour, jai décidé que la cuisine, comme ma vie, ne serait plus jamais le théâtre des humiliations des autres.

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