Il ne pouvait pas partir sans un mot

On se souvient encore, comme si cela sétait déroulé il y a bien longtemps, de lhistoire de Karine Dubois et de son époux Jean Moreau, qui sétaient pourtant unis malgré léternelle opposition de la mère de Karine, Sophie Léonide.

Ma fille, ce nest pas le genre dhomme quil te faut, questce que tu veux faire avec ce Jean? Sa grandmère la élevé, il na pas de parents, il travaille dans un garage à SaintÉtienne un vrai petit ouvrier, rien de plus

Maman, ce nest pas la faute de Jean que ses parents soient morts quand il était tout petit, répliquait Karine, assez irritée. Il était sorti dun lycée professionnel, il savait manier les outils comme personne, et il était toujours prêt à rendre service.

Mais questce quil sait faire, à part tripoter des pièces de métal et travailler, cest tout, objectait Sophie. Comment allezvous vivre avec son salaire? Tu nen es quà la quatrième année de tes études, il faut absolument que tu termines. Sans notre aide, vous niriez nulle part.

Karine supportait ces tirades de sa mère, même si Jean, parti travailler, nentendait rien. Sophie ne cessait de broder des malentendus, cherchant à semer la discorde entre les jeunes mariés. Elle ne supportait pas du tout le gendre.

Jean, ancien militaire, aimait profondément Karine; elle ne pouvait imaginer sa vie sans lui. Avant le mariage, il lavait persuadée :

On habitera chez ma grandmère, même si lappartement na que deux pièces, rien comparé à la grande maison de tes parents à Lyon Jean savait que Sophie ne le supportait pas, même sil sentendait bien avec le père de Karine. Chez les Dubois, cétait Sophie qui donnait le ton, ferme et volontaire.

Lorsque Sophie décidait de quelque chose, elle le menait à bien, coûte que coûte. Karine, consciente de ce caractère, tenait bon, refusait dobéir et comptait surtout sur ellemême. Lindépendance et lobéissance de la fille irritaient la mère, qui voyait en elle le reflet de son propre tempérament, avec quelques traits plus doux.

Karine savait que Jean était à cran avec sa mère, mais elle finit par convaincre son époux de rester un moment chez ses parents :

Jean, je suis encore étudiante, tu ne gagnes que ton salaire, cest difficile de vivre à deux avec une seule pension, mais maman nous aidera toujours.

Daccord, on verra bien, accepta Jean.

Un jour, après avoir perçu son salaire, Jean fit un tour au supermarché pour acheter quelques provisions. Karine nétait pas encore rentrée de cours. En arrivant, la bellemère linterpella, furieuse :

Qui ta demandé dacheter ça?

Je lai choisi moimême, répondit calmement le gendre. Karine adore ce fromage, je le connais, et Mais la mère linterrompit.

Tu nes rien ici, on ne tappelle même pas, je te supporte seulement pour ma fille qui a trouvé un tel lançatelle, le ton rude. Jean resta sidéré.

Sophie Léonide, pourquoi minsulter? Je vous parle toujours avec respect

Regardele, il va même tenseigner. Écoute bien, toute ta prochaine paie me revient, et ce sera toujours ainsi. Jen disposerai, même pour les courses. Tu as compris?

Pourquoi devraisje vous remettre tout mon salaire? Nous sommes une famille, Karine et moi.

Vous navez aucune famille, vous nen avez pas. Donnemoi largent.

Non, Sophie, cest mon travail, je le rendrai à ma femme.

Alors pars de mon appartement, tout de suite. Je ne veux plus te voir

Jean sen alla. Trois jours passèrent sans la moindre nouvelle de sa part. Karine, inquiète, ne voulait pas le rejoindre, bien quelle sache que son mari ne serait pas parti sans raison. Elle était aussi enceinte.

Il ne donne plus de nouvelles, se disaitelle, il doit sûrement être chez la grandmère Anne.

Sophie résuma brièvement la raison du départ, présentant les faits comme si Jean lavait offensée. Elle ne mentionna jamais la demande dargent ni le fait quelle lavait expulsé.

Maman, vous avez tout dit, rien na été caché, demanda Karine, méfiante. Jean ne pouvait pas simplement mabandonner.

Ma fille, pourquoi douter de ma franchise? Qui te mentirait?

Le quatrième jour, Karine décida daller chez la grandmère dAnne. Le téléphone restait muet.

Je vais chez Jean, annonçatelle à sa mère.

Où?

Chez lui, il doit être chez sa grandmère, où dautre?

Sil nest pas rentré, cest que tu ne comptes plus pour lui.

Ce nest pas vrai, il ne peut pas partir comme ça Vous ne me dites pas tout, maman. Vous le critiquez sans cesse, vous le mettez à lécart

Karine saisit son sac, son manteau, et sortit en trombe. En chemin, elle se répétait que lon ne devait pas se conduire comme un enfant gâté, que les paroles de sa mère ne devaient pas la faire vaciller, que Jean était un adulte et quil fallait garder son sangfroid. Elle se persuada que la dispute était née dune remarque de plus de la mère et que Jean reviendrait.

En arrivant, elle découvrit la porte ouverte par la grandmère Anne, le visage triste et penaud. À lintérieur, Jean était assis à la table de la cuisine, à côté dune bouteille de whisky à moitié vide. Karine resta bouche bée. Jean, qui navait jamais bu, nétait même pas ivre, il hocha simplement la tête vers la chaise en face.

Elle sassit, le regard rivé sur son mari. Tous les mots quelle avait préparés senvolèrent, son cœur se serra de pitié.

Que pouvait bien dire ma mère si Jean a ouvert cette bouteille? pensatelle, avant de murmurer doucement :

Jean, rentrons à la maison.

Non, répliquatil à haute voix.

Pourquoi?

Je ne veux plus vivre avec ta mère Elle veut tout contrôler: comment je mange, comment je parle, ce que je porte Bientôt elle voudra même me dire comment respirer. Et elle veut que je lui donne tout largent que je gagne, ce que je refuse; nous sommes un couple.

Ah, voilà le problème, murmura Karine, se rendant compte que la mère lui avait caché la vérité.

Que faire maintenant? demandatelle.

Je ne sais pas, répondit honnêtement Jean. Restons ici, chez ma grandmère.

Mais nous avons besoin dargent, le bébé arrive, il faut tout préparer

Je travaille bien, je peux faire dix heures, voire plus.

Tu ne comprends pas, avec mes études et ton travail, on ne pourra pas élever correctement un enfant. Il faut acheter, cuisiner On ne peut pas tout faire. Reprenons chez mes parents, au moins jusquà la naissance, puis je chercherai un emploi.

Non, je ne retournerai pas chez ma bellemère, déclara fermement Jean.

Peutêtre devrionsnous divorcer, sécria soudain Karine, surprise même dellemême.

Si tu ne veux pas vivre avec moi, si tu ne peux pas renoncer à laide de tes parents, alors le divorce est peutêtre la seule issue, répliquatil, amer.

Karine se précipita vers la porte, mais la grandmère Anne larrêta :

Assiedstoi, ma petite, calmetoi Vous mavez demandé pardon, et je vous avoue que jai entendu toute votre discussion, je sais comment cela finit Je vais vous aider. Karine, tu nas pas à abandonner tes études, je nai pas une fortune mais une pension, je partagerai ce que jai. Je préparerai les repas, garderai le petitenfant, je le promets. Mais sil vous plaît, oubliez le divorce. Viens donc vivre chez nous.

Karine accepta. Le confort et laide des parents pesaient, mais lamour pour son mari et le futur bébé pesaient davantage. Elle comprit alors que sa petite famille était ce qui comptait vraiment.

Jean la regarda, les yeux remplis despoir, sentant chaque fibre de son être vibrer à lidée quelle accepterait la proposition. Finalement, Karine sourit :

Daccord, jaccepte, où seraitje sans toi, Jean? et il la serra dans ses bras, lembrassa, tandis quAnne, les yeux brillants, murmura une prière.

Le départ de la mère fut rude. Elle lança à Karine, avec son ton habituel :

Tu mourras de faim avec ce Jean, vous vivrez dans la misère, je ne veux pas de ce petitenfant. Il sera aussi têtu que son père. Pars donc, sors dici!

Karine, le cœur serré, sortit avec sa valise, posa son sac sur le trottoir. Jean descendit les escaliers, ramassa les affaires, tandis que les malédictions de Sophie fusèrent autour deux.

Seigneur, ma mère aussi se lamenta Karine, réalisant enfin pourquoi elle avait quitté la maison, comprenant la douleur quelle avait infligée à son mari.

La vie de Jean et Karine sétablit chez la grandmère. Le foyer touilla sans heurts ; Anne prit tout en charge. Karine traversa sa grossesse sans problème et donna naissance à un petit garçon, Antoine. La famille était aux anges. Sophie ne leur parlait plus ; le petitenfant ne lui était pas utile. Seulement le grandpère, en secret, appelait pour prendre des nouvelles dAntoine, et Karine lui envoyait des photos, le faisant sourire.

À trois ans, Antoine fut envoyé à la crèche, comme le souhaitait Anne qui croyait pouvoir soccuper de lui. Karine, quant à elle, reprit le travail.

Grandmère, Antoine doit socialiser avec dautres enfants, la crèche laidera à se développer, et vous pourrez le récupérer à proximité, lui dit Karine. Vous avez besoin de repos, vous êtes encore indispensable pour nous, nous voulons un deuxième enfant, une petite fille.

Ainsi se termina ce récit, gravé dans la mémoire comme une leçon damour, de sacrifice et de résilience, sous le chant lointain des cloches de la petite ville de SaintÉtienne.

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Il ne pouvait pas partir sans un mot
Les hommes naissent, mais les héros se forgent.