Glasha, veux-tu épouser un prince ?

28 mars 2025

Aujourdhui, le soleil davril chauffait la petite place du village de SaintLunaire, et je me suis retrouvée au centre communautaire, ce vieux bâtiment aux planchers grinçants qui semble encore vibrer des chansons de lépoque de Charles de Gaulle. Jai encore du mal à croire que je porte toujours la même robe à pois bleus, celle que ma sœur Marie ma empruntée la veille ; elle me donne limpression dêtre à la fois une fille de la campagne et un petit papillon qui veut senvoler.

« Marjolaine, tu veux bien te marier ? » a lancé Michel Zola, en se plantant le poing contre mon bras comme sil voulait me pousser dans le foin de la grange. Il riait, les dents miouvertes, tandis quil scrutait les courbes de ma sœur Aurore, qui était, comme toujours, la poupée du village.

« Tu vas accepter ? » a-t-il ajouté, tentant maladroitement datteindre mon épaule. « On pourrait bien se faire un petit tour même si cest juste pour se tenir la main. »

Sans vraiment réfléchir, jai donné un petit coup dans le buisson de orties qui bordait la cour, et Michel est retombé comme un hélicoptère qui perdrait son rotor, les bras en lair, tandis que les jeunes du village éclataient de rire. Il sest alors relevé, sest frotté le derrière, et a craché à mes pieds, furieux.

« Tu penses que cest drôle? » a-t-il marmonné, en me toisant du regard. Nathalie, mon amie de toujours, ma posé une main rassurante sur lépaule. « Tu le connais, Michel, il ne fait que chercher à se moquer. »

Je ne voulais pas pleurer. Jen avais assez de ces petites querelles insignifiantes. Je sais maintenant que Nathalie na jamais été vraiment «poupée» aux yeux du village, même si elle est solide comme un chêne. Elle nest pas du tout fragile comme je le suis parfois.

« Allez, le film va commencer, » ma dit Nathalie, et nous avons rejoint le petit groupe dadolescents qui sinstallaient dans lobscurité du théâtre improvisé. Jai ajusté ma robe et me suis assise sur un banc de bois, où le craquement sous mon poids semblait rappeler le bruit des années soixantedix. Le confort était maigre, mais le plaisir de la pellicule était abondant.

En regardant lécran, je pensais à ma famille: Marie, toujours si mince comme notre père, et Colin, mon petit frère, qui est le pivot de notre petite tribu. Notre mère, Claudine, était toujours pleine de vie, et je vois en elle les traits que je porte aujourdhui. Malgré les difficultés, mon père na jamais cessé de travailler avec entrain, et la maison a toujours tenu bon. On dit souvent que deux souliers font une paire, même si lun est haut comme un chêne et lautre rond comme une boule de pain.

Le dimanche suivant, les filles mont proposé daller au centre du canton, où le nouveau camion de livraison allait bientôt passer. Elles voulaient sasseoir sur les vieilles bancs en bois qui grincent comme des vieilles poules. Nous avons traversé les ruelles pavées jusquà la place du marché, baignée de soleil, où les haut-parleurs diffusaient de la musique folk à travers le village. Un tonneau de cidre pressé trônait à côté, et les filles se sont précipitées pour le goûter, leurs rires éclatant sous le ciel dazur.

« Regarde la petite frimousse, » a murmuré Nathalie, et jai senti mon cœur se serrer. Jai tourné la tête et, à lombre dun tilleul, deux garçons se tenaient là. Lun, pensif, semblait perdu dans ses pensées ; lautre, au regard narquois, scrutait ma silhouette de la tête aux pieds, puis poussait son camarade dun coude, comme pour dire «cest à moi maintenant».

Je me suis approchée des filles, espérant échapper à ces regards qui piquent comme des aiguilles. Elles parlaient déjà de la soirée dansante du foyer du canton. « On y sera? » a demandé Céline. « Ce soir est déjà tard, on rentre quand? » a répliqué une autre. « On pourra y aller! Mon oncle Jacques a promis de nous récupérer en bus, alors on y va ou pas? » a conclu Nathalie. Tout le monde a crié «Oui!».

Les danses au foyer ne sont jamais comme celles du club de la ville; ici, cest surtout laccordéon qui mène la farandole. Ce soir, le bâtiment était décoré de colonnes blanches, la foule était nombreuse, et un orchestre de la région venait jouer des valses classiques. Jai admiré la coupe de ma robe bleue, heureuse davoir choisi ce modèle, et jai couru pour rattraper les filles qui tourbillonnaient déjà sur la piste.

Je sais que personne ne minvitera à danser, mais les jeunes filles tournaient en rond, souriantes, et moi, je restais près du mur, comme si je regardais un tableau vivant. Mes cheveux châtains étaient attachés en deux tresses, mon nez retroussé et mes joues rosées, et si lon osait plonger dans mes yeux, on y verrait la chaleur dun espoir secret, celui dun bonheur qui se cache encore.

« Et si on dansait?» a murmuré un garçon que je reconnaissais, celui qui se tenait près de la statue sur la place. Cétait Étienne, le fils du boulanger, qui venait de la ville voisine de Montbrun. Il était légèrement plus grand que moi, silencieux, mais il a finalement demandé mon prénom.

« Marjolaine, Marjolaine, » a-t-il dit, un peu timide.

« Étienne, » ai-je répondu.

« Tu viens doù?»

« De SaintLunaire. Et toi?»

« De Montbrun, tout près dici.»

Nous avons parlé un moment, il a même proposé de me raccompagner à la voiture, mais il a hésité, comme sil craignait de trop sattacher. Son ami Yvan, le compagnon de beuverie, la interrompu :

« Alors, Marjolaine, pourquoi tu lappelles «poupée»? Elle a un vrai prénom, non?»

« Ah, Étienne, je vois que tu as le béguin», a plaisanté Yvan, et les rires ont fusé.

Plus tard, Étienne a quitté le bal, mais je nai pu mempêcher de penser à lui pendant toute la semaine. Le dimanche suivant, les filles mont proposé daller à nouveau au centre, mais jai décliné. « Que feraisje là-bas sans Étienne?», me suisje demandé, rappelant son visage sérieux mais doux. Le travail à la ferme moccupait, et les autres filles, épuisées, se sont allongées sur lherbe, certaines assises, dautres allongées.

« Marjolaine, jai oublié quelque chose, » a hurlé Nathalie en courant vers moi. « Le garçon qui était au bal hiersoir, il vient nous voir dimanche prochain. Il veut nous inviter à lorchestre qui arrive.»

« Moi?»

« Oui, il a demandé pourquoi tu nes pas venue.»

Mon cœur sest mis à battre plus fort, mais jai aussi craint quil ne soit quun autre Michel, qui ne veut quun «coup de pouce». Cette pensée ma tourmentée toute la semaine.

Finalement, le dimanche, nous navons pas été à la place ni à la danse. Étienne et moi nous sommes retrouvés dans un petit square ombragé, sur un banc usé. Il a tremblé en sortant son béret de sa poche, et a avoué :

« Jai voulu te revoir, mais jai eu peur que tu ne veuilles pas que tu aies déjà un fiancé.»

« Je nai pas de fiancé, » aije murmuré.

« Moi non plus, » a-t-il répondu, les yeux brillants. « Mais jai des enfants »

Il ma parlé de sa sœur Valérie et de leur petit frère Victor, âgés respectivement de dix et sept ans. Leur père était mort depuis longtemps, et il avait dû prendre soin deux. Il était laîné, le pilier de cette petite famille, et il ma expliqué comment il voulait les protéger, les guider, même sil nétait pas marié.

« Tu vois, Marjolaine, je ne suis pas un gros fardeau, » a-t-il dit, en me serrant doucement la main. « Juste un garçon qui cherche à être aimé, à offrir un avenir à ses petits.»

Je lai regardé, et jai senti mon cœur se dénouer. Jai compris que, malgré les moqueries et les railleries, il y avait une sincérité profonde dans ses mots.

Lautomne est arrivé, et la famille Agapova a nettoyé le potager ensemble. Le soir, le feu crépitait dans la vieille cuisinière à bois, et je me tenais près de la chaudière, le regard fixé sur lhorloge. Claudine a soupiré :

« Voilà, le deuxième enfant se marie. Même avec des enfants, il sera bon pour nous.»

Mon père, tapotant le bois de la table, a hoché la tête :

« Avec un garçon comme Étienne, notre Marjolaine ne sera jamais seule.»

Les enfants ont couru vers moi, Valérie et Victor, me saisissant les mains et me lançant des regards qui disaient tout. Étienne, à leurs côtés, a ri :

« Lâchez‐la, Marjolaine, je veux juste la serrer dans mes bras.»

Et nous sommes partis, main dans la main, vers la petite maison où nous allions bâtir notre avenir. Aujourdhui, je repense à tous ces moments, à ce surnom de «poupée» qui résonne encore, mais cette fois je le porte avec un sourire. Peutêtre que demain, sous le même ciel de SaintLunaire, je dirai à mon fils ou à ma fille: «Ne crains jamais dêtre toi-même, même si les autres tappellent autrement.»

Marjolaine.

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