28 février 2024
Aujourdhui, ma femme, Marie, se sentait à létroit chez notre fille, Sophie. Elle avait mis à sa disposition une chambre propre, bien décorée, mais en regardant par la fenêtre, son âme réclamait la liberté comme un oiseau enfermé. Chaque matin, Sophie me demandait : « Maman, que veuxtu pour le déjeuner, une soupe au lait, à la viande ou au poisson ? » Marie répondait en souriant : « Une petite étoile pour que mon cœur revienne plus vite chez nous. » Elle ne voulait rien préparer de spécial, seulement que je la laisse tranquille. Elle prévoyait daller planter un potager au printemps, dy mettre les racines de vivaces qui attendent dans notre cave, et de semer à nouveau nos fleurs préférées, ces « joyeux petits gars » qui la faisaient se sentir saine et non paresseuse.
Nous avons ri ensemble, ma fille dun rire cristallin, Marie avec une douleur sourde dans le cœur. Le temps sétirait jusquà larrivée du printemps, et toutes les pensées de Marie se fixaient sur sa petite maison, sur la terre qui lappartenait. Elle aimait sortir sur le perron aux premières lueurs, avant que les étoiles ne disparaissent, quand les cheminées des maisons voisines lançaient leurs colonnes de fumée, et quand les oiseaux gazouillaient, bénissant la journée à venir. De lautre côté du village, Julien menait sa vache à pâturer, tandis que Lucie se plaignait quil revienne toujours trempé aux oreilles. Kolia, le menuisier, martelait sans cesse, reconstruisant et réajustant jusquà ce que le soleil soit brûlant. Manon, la plus jeune, courait chercher de leau, abreuvait le bétail, essuyait le sol et devait revenir vérifier létat de santé de Marie, tout en se plaignant de son gendre et de ses petits-enfants.
En observant Marie, je revoyais notre rue, nos voisins, le parfum du terroir. Aucun « petit potage » ne pouvait suffire ; je pensais à la soupe épaisse qui cuit longtemps dans le four, à partager un thé sucré à la petite cuillère avec les amies autour dun cheminée. Les visites se succédaient avec des pâtisseries, des madeleines et des bonbons qui collaient aux lèvres, accompagnés de pain croustillant. Marie plaisantait : « Vous vous vantez de vos sucreries, mais vous cherchez toujours quelque chose de plus durable, qui nous accompagne jusquà la mort. »
Je me souviens de notre première nuit dans notre nouvelle maison, où, faute de table, nous avions renversé un grand tonneau, et sans chaises, ni rideaux, ni même de petits tapis. Jétais orphelin, élevé par ma grandmère, et quand jai épousé Marie, elle, bien que vieillissante, ma poussé vers un foyer prospère. Je ne comprenais pas pourquoi elle mapparaitait si belle et si soumise. Ma bellemère criait, menacait de chasser mon fils du foyer, mais je restais ferme comme un taureau. Mon père, même sil boitait, était fier de moi, et un jour, dans un accès de colère, il renversa la table en bois et sécria : « Silence! Ce nest pas la guerre que je vous envoie, mais la vie à deux. » Il nous rappela que, riches ou pauvres, il faut partager le pain et le sel.
Je retirai ma ceinture, la balançai autour du cou de Marie et ordonnai dallumer le feu, car le lendemain nous devions rencontrer les beauxparents. Ainsi, nous vivions ensemble. Javais deux frères, et selon la loi, je devais me détacher du foyer paternel. Après avoir économisé, nous construisirent notre maison. Jétais fort, travailleur, et ma femme, Amélie, était si aimée que je serais prêt à déplacer des montagnes pour elle. Le temps daprèsguerre était dur, mais nous ne nous plaignions pas. Amélie, enceinte, se rendait au pré pour faucher le foin. La coupe se faisait tard, à la fin de lété, dans les prairies où poussaient des roseaux hauts et épineux, appelés « les fesses » par les anciens du village.
Ma bellemère, doutant que Marie puisse manier la faucille, lui donna une serpe. Marie, pieds nus dans leau, tailla habilement les roseaux, les transporta sur son dos pour les sécher, et ainsi prépara le foin pour la vache. Ses mains étaient souvent coupées, ses pieds meurtris, et son dos se plaignait. Un matin, elle tomba malade : vertiges, fièvre, frissons, faiblesse. Ma bellemère grogna : « Pas la peine de tobstiner, reposetoi! » Je mis ma main sur son front brûlé et criai : « Je vais chercher le médecin du village. »
Plus tard, assis sur le seuil, je pleurais, me reprochant de navoir pas protégé notre première fille. Ma bellemère moffrait des paroles durs comme le roseau: « Elle reviendra, elle guérira, peutêtre un garçon, mais ne te morfonds pas. » Je pensais que le vrai problème était labsence de quelquun pour faucher. Mais ma bellemère, obstinée, na pas aidé Marie à se relever. Le lait sest arrêté, la température a redescendu, mais la douleur de la perte demeurait.
Nous avons déménagé dans une nouvelle demeure, installé un poêle, vitrifié les fenêtres et fait venir du blé, de la farine et du sucre par mon père. Il me dit : « Ne garde pas de rancune contre ta mère, elle travaille sans relâche, elle veut le meilleur pour nous. » Deux ans plus tard, Marie a donné naissance à un fils, puis chaque année trois filles. La famille sest agrandie, les enfants respectaient les anciens, étudiaient et travaillaient. Chaque soir, après les corvées, nous nous asseyions dans le jardin sur un banc, entourés darbres fruitiers nommés daprès nos enfants : la poire dÉlise, la pomme de Julien, la cerise de Camille. Ils reflétaient leurs caractères: douceur, fermeté, acidité qui se transforme en douceur.
En regardant les meubles modernes dans les appartements de nos enfants, je songeais à notre première table en bois, nos rideaux modestes, les premiers dessins que Marie faisait, les premiers téléviseurs, le premier canapé. Nous avions instauré une règle simple : respecter les aînés, ne pas négliger les plus jeunes, écouter les parents dès le premier mot. Léducation était prioritaire, et chacun suivait sa vocation.
Aujourdhui, les enfants ont leurs propres foyers, viennent moins souvent. Je vieillis, je plie le dos, les maladies me guettent. Jai parlé à Marie de lavenir, de ne pas se précipiter vers les enfants lorsque je partirai. Les murs de la maison, le jardin, la terre portent encore mon cœur. Les pommiers, témoins de ma vie, mattendront, même si je ne suis plus. Ils resteront verts, même si je sèche.
Lorsque jai lu les mots de Marie, jai compris quelle ne voulait plus darguments. Elle a crié : « Emmenezla chez moi, sinon je partirai à pied, je ne veux plus être la fille de personne, jai besoin dun lit chaud, dune oreille qui écoute. » La nouvelle sest répandue rapidement: Marie rentre à la maison, les amies arrivent avec des biscuits et des bonbons, le jardin accueille la maîtresse avec les premières feuilles qui bourgeonnent, le poêle crépite de joie.
Les enfants appellent chaque jour, me remerciant de mes soins et promettant den prendre soin eux aussi.
**Leçon du jour**: rien ne vaut la chaleur dun foyer où lon a semé lamour, le respect et la patience; cest ce qui fait tenir les racines, même quand les saisons changent.







