La Gardienne des Secrets du Quartier

Tu sais, notre immeuble du 12avenue des Lilas à Paris a récemment changé de concierge. Elle sappelle Élodie Martin, et elle fait un boulot impeccable: elle balaie, elle lave les escaliers, tout ça à lheure chaque semaine. Franchement, je nai aucune petite remarque à faire sauf un truc.

Avant, cétait Madame Claire Dupont qui gardait lentrée. Elle transformait notre hall, qui ressemble à un petit vestibule de neuf étages, en une sorte de salon daccueil. À chaque fois quon franchissait la porte, elle déroulait un tapis qui, à la vue de tous, faisait plus rire quautre chose. Le tapis était toujours piqué, mais elle en trouvait un nouveau et le posait soigneusement sur le béton usé et les barres dacier qui dépassaient, évitant ainsi que nos pieds ne se blessent sur les éclats.

Sur chaque rebord de fenêtre, du premier au neuvième étage, on trouvait des pots de fleurs, des petites statues en céramique et des tortues décoratives un peu bizarres. Jamais une once de poussière ne sy déposait.

Un soir, des jeunes du sixième étage sont arrivés, tout joyeux, à la cigarette, au verre de vin et à un petit pastis, comme on le fait parfois dans le quartier. Ils ont transformé nos pots en cendriers, empilé des bouteilles de vin pas chères comme des dominos, et écrasé les petites statues sous leurs baskets. On a tous évité le groupe, craignant quils ne semballent trop. Mais Élodie a réussi à se lier damitié avec eux, a gardé ses pots intacts et, miracle, les a convaincus de déplacer leur petite fête ailleurs. Plus de soirées bruyantes dans le couloir; à la place, un joli cendrier quÉlodie nettoie et lave régulièrement.

Ce qui mimpressionne le plus chez elle, ce nest pas seulement son efficacité. Elle commence son service aux aurores, balaie lentrée en fredonnant presque sous son souffle, et frotte lascenseur et les rampes avec une solution à lalcool bien avant que le lavage des surfaces devienne obligatoire à cause du virus. Et puis, elle parle toujours avec les résidents de façon douce, même quand leurs petites habitudes augmentent sa charge de travail. Chaque jour, elle ramasse les mégots et les cendres qui jonchent le terrain derrière limmeuble (je ne sais même pas si ça relève du rôle dune concierge). Elle discute gentiment avec les fumeurs sur leurs balcons, sans jamais les réprimander pour leurs habitudes de «brouter» devant leurs fenêtres. Elle parle de tout et de rien, tout en nettoyant calmement leurs traces de désordre.

Petit à petit, les mégots ont cessé de couvrir la cour comme un tapis. Alors, notre concierge, ou devraisje dire notre «conciergerie»?, a planté des tulipes, des œillets noirs et de splendides chrysanthèmes sous les fenêtres.

Ce qui me scotche le plus, cest lallure dÉlodie quand elle nest pas en uniforme orange. Un maquillage parfait, une coiffure soignée, des talons obligatoires même sous la pluie, et des vêtements pastel qui semblent sortir dun défilé. On croirait quaprès avoir embelli notre hall, elle se dirige vers le palais de la Reine dAngleterre il ne manque plus que le petit chapeau à plume.

Et son mari, Jean, la récupère toujours après le service. Il sort de la voiture, lui tend une petite fleur et lembrasse doucement sur le front. Toujours, comme un rituel.

Fin août, les vieilles du quartier, assises sur le banc de la petite place, ont murmuré : «Demain, cest le dernier jour dÉlodie; elle part à la retraite! Et alors, qui soccupera de lentrée?»

Le lendemain, je suis allée acheter un bouquet de fleurs pour elle. Javais envie de lui offrir un petit geste, rien de grandiose. À ma grande surprise, devant son petit débarras où rangent balais, plumeaux et serpillières, on a trouvé les habitants du rezdépart. Certains, comme moi, apportaient des fleurs; dautres, du champagne et du cognac, des vieilles qui criaient et lui offraient des tartes et des bocaux de conserves. Puis les jeunes du sixième étage, ceux qui avaient autrefois transformé nos pots en cendriers, sont venus les rejoindre. Ils ont appris la quinquagénaire à faire des selfies stylés et à manier le téléphone comme des pros. Jimagine quils lont inscrite sur Instagram et TikTok.

Le mari dÉlodie, un peu perdu, a chargé le coffre de la voiture de fleurs, de bouteilles de cognac et de provisions que nos vieilles du quartier avaient préparées.

Élodie, dans sa robe classique couleur amande, avec une petite chaîne de perles et un maquillage un peu plus vif que dhabitude, écoutait tout en essayant de ne pas pleurer. Peutêtre se rendaitelle compte que jamais, nulle part, aucun de ses collègues navait eu une retraite aussi émouvante.

Peutêtre que, sans le vouloir, sans but précis, elle a, par son travail modeste et discret, rendu nous, simples habitants dun immeuble de neuf étages, un peu meilleurs, un peu plus humains.

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