La Gardienne de la Courtyard: Histoire d’une Vie au Service des Autres

Cher journal,

Récemment, notre immeuble du 12Rue des Écoles à Paris a accueilli une nouvelle concierge. Elle travaille sans faute, balaie le hall dentrée avec une rigueur presque militaire, et lave les escaliers chaque jour selon un planning impeccablement respecté. En principe, je nai aucune plainte à formuler. Il ne me reste quune petite réflexion

Avant elle, cétait Madame Léontine Rousseau, qui avait transformé notre hall en un véritable prédîner de neuf étages. À lentrée du couloir, elle étendait toujours un tapisune idée qui, à première vue, semblait cocasse et décalée. Le tapis était constamment usé, et elle le remplaçait sans relâche, recouvrant le béton fissuré et les armatures qui dépassaient, préservant ainsi nos pieds des échardes et des talons cassés.

Sur les rebords de toutes les neuf fenêtres, des pots de fleurs, des petites statues en céramique et des tortues décoratives prenaient place. Jamais un grain de poussière ne venait les salir. Un jour, des jeunes du sixième étage, amateurs de cigarettes, de pastis et, je limagine, de quelques verres de whisky, ont envahi lappartement. Les pots se sont mués en cendriers, les étagères se sont remplies de bouteilles bon marché aux étiquettes criardes, et les statues se sont retrouvées broyées sous leurs baskets en une poussière fine. Nous, résidents, contournions prudemment leur troupeau bruyant, redoutant leurs réactions incontrôlées.

Étonnamment, Léontine a su se lier damitié avec ces jeunes. Non seulement elle a sauvé ses plantes, mais elle a, dune façon presque magique, convaincu les garçons de déplacer leur «club» vers un autre quartier. Les fameuses fêtes dans les couloirs ont cessé, et à la place, un charmant cendrier trônait entre les pots, que Léontine nettoyait et polissait chaque soir.

Ce qui ma le plus frappé, ce nétait pas seulement son assiduité actuelle, mais son ancien dévouement. Avant même que le désinfectant ne devienne obligatoire, elle arrivait à laube, chantonnait à mi-voix, nettoyait les ascenseurs et les rampes avec un mélange dalcool à brûler. Elle parlait avec les habitants du hall avec une douceur qui rendait leurs demandes moins lourdes à porter. Quand elle ramassait les mégots qui samoncelaient derrière limmeuble tâche qui, je le précise, nétait pas vraiment dans ses fonctions elle échangeait un sourire avec les fumeurs sur les balcons, sans jamais les réprimander. Elle évoquait la vie du quartier, les ragots du marché, tout en balayant leurs traces.

Avec le temps, les mégots ont cessé de couvrir le jardin arrière. Léontine a alors fait éclore sous les fenêtres des tulipes éclatantes, des pansies et de grandes chrysanthèmes, transformant le béton en tableau floral.

Ce qui reste le plus gravé dans ma mémoire, cest lallure de Léontine lorsquelle nétait pas en uniforme orange. Son maquillage parfait, sa coiffure soignée, ses escarpins de verre, même sous la pluie, et ses tenues pastel donnaient limpression quaprès le nettoyage du hall, elle se rendait directement au palais de la Reine dAngleterre il ne manquait plus que le chapka.

Chaque soir, son mari, Monsieur Antoine, la récupérait devant sa voiture. Il lui offrait une petite fleur et lembrassait tendrement sur le front un rituel à la fois simple et plein damour.

Fin août, les vieilles dames du bâtiment, assises sur le banc du square, murmuraient : «Notre chère Léontine part demain à la retraite. Que deviendra notre hall?». Le lendemain, jai acheté un bouquet de roses pour elle, désireuse de lui offrir un petit moment de joie. À ma grande surprise, devant son local de rangement où ses balais, ses plumeaux et ses serpillières étaient rangés comme un sanctuaire plusieurs résidents étaient rassemblés. Certains portaient des fleurs, dautres avaient apporté du champagne et du cognac, les grand-mères criaient et offraient des tartes et des bocaux de cornichons à une Léontine embarrassée.

Les jeunes du sixième étage, ceux qui autrefois lançaient des pierres sur ses pots, lont entourée pour lui montrer comment prendre un selfie stylé et, je le soupçonne, lont inscrite sur Instagram et TikTok.

Le mari de Léontine, un peu perdu, chargeait le coffre de la voiture de fleurs, de cognac et des provisions des vieilles dames.

Léontine, dans une robe en mousseline dun beige doux, bordée de perles et un maquillage légèrement plus audacieux que dhabitude, écoutait les résidents, essayant tant bien que mal de ne pas laisser couler les larmes. Peut-être comprenait-elle que jamais aucun de ses collègues navait eu une retraite aussi chaleureuse. Jamais, nulle part.

Ou alors, elle percevait, sans le dire, que son humble travail, loin dêtre prestigieux, avait rendu nos vies dans cet immeuble de neuf étages un peu plus belles, un peu plus humaines.

Je referme ce journal avec le sentiment que, même après son départ, le parfum des fleurs quelle a plantées continuera de flotter dans le hall, rappelant à chacun que la gentillesse, même discrète, laisse une trace indélébile.

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Pas de Joie Sans Lutte