Je rentrais tard le soir à notre appartement du 16ᵉ arrondissement, et japerçus Madeleine en train de dresser la table du dîner. Je lui pris la main, lui demandai de sarrêter un instant et de sasseoir avec moi, car javais une nouvelle à annoncer : «Je veux demander le divorce!». Elle resta muette un moment, puis me demanda la raison. Je ne sus quoi répondre, et mon silence la fit basculer dans un éclat de voix incompréhensible, entre cris, silences, puis cris à nouveau Elle passa la nuit à sanglots. Je comprenais sa peine, mais je ne pouvais rien dire pour la réconforter: javais perdu le goût pour Madeleine et mon cœur appartenait désormais à Élodie.
Pris de culpabilité, je lui tendis un contrat de séparation où je lui laissais lappartement et la voiture, mais elle déchira le papier en lambeaux et le jeta par la fenêtre avant de se remettre à pleurer. Je ne ressentais plus rien dautre que le poids de la conscience: la femme avec qui javais partagé dix ans était devenue une étrangère.
Je regrettais les années passées sous le même toit et javais hâte de briser ces chaînes pour rejoindre mon «véritable» amour. Au matin, sur la commode, un mot manuscrit me rappelait les conditions de la séparation: Madeleine me demandait de reporter la demande dun mois afin dassurer à notre fils Simon la stabilité nécessaire avant ses examens. Elle ajouta, sur un ton presque théâtral, quelle voulait que je la porte chaque matin hors de la chambre, comme le jour de notre mariage où je lavais soulevée dans les bras.
Depuis que javais Élodie, notre quotidien était devenu une succession de repas partagés et de nuits à chaque bout du lit. Quand je la soulevai pour la première fois après cette longue pause, mon cœur se troubla; le petit applaudissement de Simon me ramena à la réalité, le visage de Madeleine séclaira dun sourire forcé, et moi je ressentis une étrange douleur. Le trajet de la chambre à la salle à manger faisait dix mètres; pendant que je la portais, elle ferma les yeux et murmura à peine à loreille: «Ne parle pas du divorce à Simon avant la date prévue.»
Le deuxième jour, le rôle du mari heureux fut un peu plus facile. Madeleine posa sa tête sur mon épaule, et je réalisai combien je navais plus remarqué ces petites particularités qui me plaisaient autrefois, si différentes de celles dil y a dix ans. Le quatrième jour, en la levant, je pensais à ces dix années quelle mavait offertes. Le cinquième, le souffle de son corps frêle contre le mien me rappelait une vulnérabilité nouvelle, et chaque matin, la porter devenait moins pénible.
Un matin, je la surpris à hésiter devant son armoire: tout le vestiaire était devenu trop grand pour elle. Cest alors que je remarquai à quel point elle sétait amaigrie et affaiblie. Voilà pourquoi mon fardeau sallégeait chaque jour Un éclair de lucidité me frappa, comme un coup de soleil sur le plexus. Dun geste involontaire, je caressai ses cheveux. Elle appela Simon, nous serra tous les deux dans ses bras. Les larmes me montèrent à la gorge, mais je tournai la tête, résolu à ne pas changer davis. Je la repris dans mes bras, la transportai hors de la chambre, elle menlaça le cou, et je la pressai contre ma poitrine comme le premier jour de notre noces.
À lapproche du terme convenu, une confusion grandissait en moi, quelque chose se retournait, indéfinissable. Je me rendis chez Élodie et lui annonçai que je nallais pas divorcer. En rentrant, je repensai que la routine nest pas le résultat dun amour qui séteint, mais loubli du rôle essentiel de chacun dans la vie de lautre. Je déviais mon chemin, passai dans une boutique de fleurs, achetai un bouquet et y glissai une carte: «Je te porterai dans les bras jusquau dernier jour de ta vie!». Le cœur battant, je franchis la porte, parcourus lappartement, et trouvai Madeleine dans la chambre, immobile Elle était morte.
Des mois durant, pendant que je flottais dans les nuages, amoureux dÉlodie, ma femme luttait en silence contre une maladie grave. Consciente que ses jours étaient comptés, elle mobilisa ses dernières forces pour protéger notre fils du stress et garder intacte limage dun père aimant et dun mari dévoué.







