Cher journal,
Aujourdhui jai dressé la table pour lanniversaire de Victor, mais dès que la bellefamille a posé les yeux sur le repas, leurs visages se sont crispés et jai dû ranger tous les plats.
Nathalie, tu es sûre que cette sauce convient ici ? Elle est brune. On dirait quon la déjà mangée avant nous.
Ma bellesœur Capucine a piqué dun geste hésitant une tranche de poire caramélisée qui ornait la salade de canard, puis a lancé un regard à ma bellemère AnneMarie à travers ses lunettes. Ce regard, je le connais par cœur : un mélange de pitié pour ce « fils rebelle » et de mépris condescendant envers sa femme.
Après deux jours de marathon entre le four, la plaque et le marché, je sentais à chaque instant une corde tendue, prête à vibrer. Debout au bout de la table, tenant le plat de canard rôti au romarin et à lail, mon sourire se figait peu à peu, comme un masque de plâtre.
AnneMarie, cest une vinaigrette balsamique. Elle apporte une pointe dacidité et une douceur subtile. Cest laccord classique pour le canard et la roquette. Essayez, cest délicieux.
La roquette a répété ma bellesœur Laure, assise juste à droite de ma mère. Elle a repoussé son assiette dun geste théâtral. Ce sont des pissenlits, maman. Une herbe amère. Nathalie, tu ne demandes jamais si on veut vraiment manger ça. On est simples, on veut une bonne quiche lorraine ou une salade de saumon. Toi, tu joues toujours à la grande chef, entre le fromage puant et les légumes du jardin.
Victor, assis à la tête de la table, faisait tourner nerveusement le tige de son verre. Il venait davoir quarante ans, un anniversaire quil voulait marquer dune façon spéciale. Au lieu dun restaurant, jai choisi de rester à la maison, sachant combien ma bellemère adore le « confort de la maison » et se plaint toujours de la « cuisine industrielle ». Jai donc étudié des blogs culinaires, dépensé la moitié de mon prime pour des ingrédients de qualité, trouvé un canard fermier, commandé du saumon frais pour les tartelettes.
Laure, maman, pourquoi vous vous énervez ? a marmonné Victor dune voix à peine audible. Nathalie a vraiment mis du cœur. Levons nos verres à lheureux anniversaire.
Nous ne refusons pas de boire, mon fils, a soupiré AnneMarie en ajustant sa serviette blanche comme si elle était sortie dune boutique de luxe. Mais questce quon mange ? Regardez cette table Belle, mais où est le vrai plat de fête ? Où est la gelée de viande? Chez les hommes, on sert toujours de la gelée pour les anniversaires, cest la tradition. Et là, que voyezvous? Des petites bouchées de saumon rouge? Ça ne suffit pas pour nourrir quiconque.
Ce sont des bruschettas au fromage frais et au saumon, a corrigé dune voix mécanique Nathalie, plaçant le plat sur un support chaud. La gelée prend six heures à cuire. Jai travaillé jusquà vendredi, je nai pas pu surveiller le bouillon.
Voilà! a exclamé la bellemère. Elle na pas eu le temps. Et ces petites astuces avec les poires? Préfèreraistu pas des pommes de terre à la ciboulette, avec un peu dhuile dolive? Ou un gratin? Ce nest que des pommes de terre crues dans une sauce crémeuse, ça ne fera que déranger lestomac. Laure, passemoi un antireflux, je sens que jen aurai besoin.
Laure a fouillé dans son sac sans fond et a sorti un flacon de comprimés, le bruit du papier daluminium retentissant comme un coup de feu dans le silence de la salle à manger.
Je lai regardée, mon mari, attendant quil frappe du poing sur la table et sécrie: «Maman, Laure, arrêtez! Ma femme na pas dormi depuis deux jours, elle a tout préparé pour vous! Mangez ou partez!» Mais il na fait quun sourire penaud, a versé un verre de jus de pomme à sa mère et a dit :
Maman, goûte le poisson. Il est frais, il est bon.
Frais a grogné Laure en piquant le saumon de la salade aux fruits de mer. Nathalie, tu as bien nettoyé les crevettes? La dernière fois, chez ma copine, il restait la veine qui nétait pas retirée. Un vrai dégoût. Et les fruits de mer, cest un allergène puissant. Tu nas pas pensé à la santé de Victor? Il a eu un dérèglement dermatologique enfant.
Victor a quarante ans, il nest pas allergique aux crevettes, on en mange tout le temps, ma voix sest glacée.
On ne sait jamais, laccumulation peut faire mal, a répliqué Laure. Et ce morceau de viande? Du bœuf? Pourquoi il est rouge à lintérieur? Victor, regarde! Cest du sang!
Elle a enfoncé sa fourchette dans mon rosbif, cuit à basse température pendant quatre heures pour rester rosé et juteux.
Cest une cuisson à point moyen, aije rétorqué, les dents serrées. Ce nest pas du sang, cest du jus de viande.
Beurk, quelle horreur, a fait grimacer AnneMarie, repoussant lassiette comme si la viande pouvait lattaquer. On ne mange pas de viande crue! On est des animaux? Il y a des parasites! Un tenia! Tu veux nous envoyer à lhôpital? Victor, ne mange pas ça! Je te linterdis!
Maman, cest vraiment bon, a essayé Victor, découpant un morceau.
Bon, oui! a crié la mère, les mains agitées. Tu thabitues à tout manger. Ton estomac est cassé, tu ne goûtes plus rien. La vraie viande doit être bien cuite pour que les fibres se délitent. Ça, cest du sang! Mon Dieu, pourquoi naton pas simplement fait un ragoût? Ou des boulettes? Je tai même donné ma recette de boulettes, Nathalie! Pourquoi nécoutestu jamais les aînés?
Je suis restée là, adossée à ma chaise, le corps épuisé après des jours de préparation, le sourire transformé en cendres. La nappe en lin, les serviettes de qualité, le cristal, les couverts brillants. Une salade niçoise au thon, des tartelettes aux girolles, un canard à lorange trônant au centre, doré, parfumé, éclatant de fête. Et les visages des invités, crispés, à la recherche dun défaut à chaque bouchée.
Ça ne vous plaît pas ? aije demandé doucement.
Ma petite, on ne veut pas te blesser, a commencé AnneMarie dune voix mielleuse, les yeux toujours piquants. On est habitués à une cuisine « normale ». Tout ça, cest du caprice. Ces champignons, ils sont sûrs? Je les ai jamais achetés que chez les marchands ambulants, ils pourraient être empoisonnés. Moi, je cueille mes champignons et je les sale. Ce gratin cest dangereux.
Daccord, aije répondu, la voix se renforçant. Il est dangereux, cru, peu appétissant, sent mauvais.
Pourquoi exagèrestu? a reniflé Laure, mordant un morceau de pain, le seul aliment qui ne la dérangeait pas. La prochaine fois demande à maman, elle te fera un menu simple : purée, poulet à lail, une bonne salade de pommes de terre. Ce serait moins cher et tout le monde serait rassasié. Jai dépensé une fortune pour ces délices, et on ne peut même rien manger.
Jai regardé Victor.
Victor, tu penses comme ça?
Il sest tortillé sur sa chaise, voyant que je frôlais la rupture, mais son habitude de plaire à sa mère était trop ancrée.
Nathalie, le rosbif était un peu inhabituel pour maman, peutêtre fallaitil le laisser un peu plus longtemps, juste pour être sûr
Cette remarque a été la goutte deau qui a fait déborder le vase. Un frisson a parcouru ma tête, presque palpable.
Très bien, aije dit dune voix étrangement calme. Jai entendu. La nourriture est dangereuse, crue, insipide, une vraie poison. Je ne peux pas laisser des invités risquer leur santé pour un repas qui ne me satisfait même pas. Je ne veux plus que vous souffriez dulcères à force de prendre des pilules.
Je me suis dirigée vers le canard.
Nathalie, tu fais quoi? sest étonné Victor. Donnemoi la cuisse.
Non, Victor. Le canard est probablement encore rosé, ou la sauce trop acide, et si maman a une gastrite, ça pourrait saggraver. Jai tourné les talons et jai emporté le plat dans la cuisine. Le silence a envahi le salon, seulement le tictac de lhorloge brisait le calme.
Je suis revenue une seconde plus tard, les mains vides. Je me suis approchée de Laure.
Salade à la roquette. Herbe amère. Pissenlits.
Je lui ai arraché le bol de la table.
Je pourrais même couper la poire! sest mise en colère Laure.
Ne te force pas. Ce nest pas notre cuisine, ce nest pas de la vraie cuisine française.
Jai rapidement rangé le rosbif, le girolles, les bruschettas, le canard, tout dans la cuisine, comme pour éviter tout danger imaginaire. En cinq minutes, la table était vide, il ne restait que les assiettes, les couverts, le pain et le vin.
AnneMarie était rouge comme une tomate.
Tu tu as fait quoi? a criéelle. Cest une démonstration? Nous sommes affamés!
Je prends soin de vous, AnneMarie, aije souri, essuyant une poussière imaginaire. Vous avez dit que cétait impossible à manger. Cest du poison, ça ne donne pas envie. En tant quhôte, je ne peux pas laisser ça sur la table. Si la nourriture est mauvaise, elle ne sera pas servie.
Que mangeon? a demandé Victor, le regard perdu sur la table vide.
Du pain. Le pain, cest la base, la tradition française. Il y a du vin. Mais les pommes de terre, la purée, les boulettes je nai pas eu le temps de les préparer. Désolé.
Cest une insulte! a hurlé Laure. Maman, regardela! Elle nous prive de nourriture! Victor, tu es un homme ou un chiffon? Dislui de rendre le canard!
Le canard est déjà au frigo, aije rétorqué. Ou même à la poubelle, il était mauvais. Victor, ta mère a raison. Je suis une mauvaise cuisinière. Pour ne pas gâcher la fête, je propose une pizza, ou des sushis. Mais les sushis, cest du poisson cru, des parasites alors des pâtisseries?
Des pâtisseries?! a poussé AnneMarie, renversant sa chaise. Je suis venue à un anniversaire, pas à un spectacle dhumour! Je vais men aller!
Maman, assiedstoi, calmetoi! a sauté Victor, essayant de saisir la main de sa mère. Nathalie, cest trop! Rends la nourriture, on pourra rester calmes! On ne peut pas parler ainsi.
Je lai regardé, Victor, les yeux remplis de désespoir.
Ils ont critiqué mon travail pendant une demiheure, chaque bouchée, chaque plat. Et toi, tu restais là, à hocher la tête, à dire «merci pour ce magnifique repas»? Tu nas jamais dit un vrai compliment? Pas même «merci, ma chérie, cest délicieux»? Non, tu as suivi le courant de ma mère.
Tu es hystérique! a craché Laure en attrapant son sac. Maman, on sort! Elle nest plus sane desprit! Une femme normale ne ferait pas ça! On a essayé dêtre honnêtes, daider, mais elle elle est folle!
Allez, ma fille, a déclaré AnneMarie avec dignité, redressant son chignon. Victor, si tu ne viens pas avec nous, tu nes plus mon fils. Reste avec ta cuisinière. Nous irons au café, manger un vrai potage!
Ils se sont dirigés vers le hall. Victor oscillait entre la cuisine, où je restais, et le couloir où shabillaient ma mère et ma sœur.
Maman, où allezvous? Il fait nuit! le suppliaitil. Nathalie, excusetoi! Tu as un caractère mais on ne peut pas agir ainsi!
Je suis restée immobile, entendant la porte claquer. Le silence a envahi lappartement, seulement le souffle lourd de Victor qui, revenu, sest affaissé sur la chaise devant une assiette vide.
Et alors? sest il demandé, se tenant la tête. Lanniversaire est ruiné. Maman pleure. Laure racontera à toute la famille que je suis folle. Tu te sens mieux?
Jai pris mon verre de vin, celui que je navais pas encore bu, et jai avalé dun trait.
Tu sais, Victor, cest plus léger. Deux jours à la cuisinière, pas pour subir des remarques sur les parasites et les pissenlits. Je voulais une fête, belle, savoureuse. Mais ta famille est venue pour me rabaisser, me prouver que je ne sers à rien. Et tu les as laissés faire.
Je nai pas laissé faire! a protesté Victor. Je ne voulais pas de dispute!
La dispute aurait eu lieu de toute façon. Si je me taisais, je pleurerais dans mon oreiller, et ils partiraient satisfaits davoir « englouti » la bellefille. Tu te souviens du NouvelAn dernier? La salade trop salée, le poulet sec, et ils ont tout englouti, même le pain. Ça suffit. Je me respecte.
Que faire maintenant? a demandé Victor, les yeux remplis de tristesse. Jai faim.
Jai souri, puis je suis allée à la cuisine. Je reviens avec une planche où reposait le même rosbif, tranché finement, et un bol de salade aux poires.
Mange, aije posé la viande devant lui. Si les parasites te font peur, essaye quand même.
Victor a senti larôme du bœuf aux herbes, a ouvert la bouche, et a mordu. La viande était divine, tendre, fondante.
Cest bon? aije demandé.
Cest excellent, a admisil, mâchant lentement. Cest délicieux.
Tu veux les champignons? Ou tu crains que je les ai achetés chez les marchands ambulants?
Oui, je les veux. Ramène tout.
Jai apporté le girolle, les bruschettas, le canard. Nous nous sommes assis, deux à la fois, autour dune petite table pour quatre.
Nathalie, je suis désolé, a dit Victor, dégustant une cuisse deVictor, dégustant une cuisse de canard, réalisa que lamour et le respect étaient les seuls plats qui valaient la peine dêtre servis.







