J’ai dressé la table pour les festivités, mais la famille de mon mari a fait la grimace, alors j’ai tout débarrassé.

La table était dressée comme un festin, mais les parents de Victor fronçaient les sourcils et je retiré tous les plats.

Amélie, tu es sûre que cette sauce convient ici ? Elle est brune. On dirait quelle a déjà été dégustée avant nous.

Anne-Sophie Morel, dun ton dédaigneux, piqua la bordure dune poire caramélisée qui ornait la salade de canard, puis fixa la bruise au-dessus de ses lunettes. Ce regard, Nathalie le connaissait par cœur: un mélange de pitié pour le «fils égaré» et de condescendance envers son épouse.

Nathalie, qui avait passé les dernières quarantehuit heures à courir entre la cuisinière, le four et le marché de la place du Marché, sentit une corde fine vibrer en elle. Elle se tenait au bout de la table, tenant un plat fumant dun parfum enivrant de romarin et dail, son sourire se transformant lentement en masque de plâtre.

AnneSophie, cest une crème balsamique. Elle apporte une acidité piquante et une douceur. Cest lalliance classique pour la salade de magret de canard et de roquette. Goûtez, cest délicieux.

Roquette lança Laure, la bellesœur assise à la droite de la mère. Elle repoussa dramatiquement son assiette. Ce sont des pissenlits, maman. De lherbe amère. NathCha, tu aurais au moins demandé si on mangeait ça ou non. Nous, on est simples: une bonne tartine, du fromage, une salade de pommes de terre. Et toi, toujours à faire ton artiste! Du fromage qui pue aux pieds, maintenant cette «herbe» du jardin.

Victor, le mari de Nathalie, était à la tête de la table, faisant tourner nerveusement la petite jambe de son verre. Il venait davoir quarante ans, un anniversaire. Nathalie voulait rendre ce jour exceptionnel. Elle na pas réservé de restaurant, sachant que la bellemère adore le «confort du foyer» et se plaint toujours de la «cuisine industrielle». Elle a décidé de se surpasser. Elle a parcouru les blogs culinaires, dépensé la moitié de son bonus dans des délices, trouvé un canard fermier, commandé du saumon frais pour des tartelettes.

Laure, maman, pourquoi ce ton? marmonna timidement Victor. NathCha a tout donné. La table déborde. Levons nos verres à lanniversaire.

Nous ne refusons pas de boire, mon fils soupira AnneSophie, ajustant une serviette trop blanche. Mais quoi grignoter? Ce tableau cest beau, comme dans un magazine. Mais lâme manque. Par exemple, le aspic. Où est le aspic? Pour un anniversaire, on fait toujours un aspic. Ici, que voyezvous? De minuscules canapés au saumon rouge? Ça ne suffit pas à nourrir.

Ce sont des bruschettas au fromage frais et au saumon corrigea mécaniquement Nathalie, posant le chaud sur un support. Un aspic prend six heures. Jai travaillé jusquà vendredi, je nai pas eu le temps de surveiller le bouillon.

Voilà! sexclama la bellemère. Elle na pas eu le temps. Mais elle a trouvé le temps pour ces inventions de poires? Mieux aurait été une purée de pommes de terre, du persil, un filet dhuile. Au lieu de ce gratin? Cest des pommes de terre crues à la crème, ça ne fera que crisser et ruiner lestomac. Laure, passemoi un antireflux, je sens que jen aurai besoin.

Laure fouilla dans son sac sans fond et en sortit un blister de comprimés, froissant le papier aluminium avec un bruit qui résonna comme un coup de feu dans le silence de la salle.

Nathalie regarda son mari. Elle attendait quil frappe la table du poing et sécrie: «Maman, Laure, cessez! Ma femme na pas dormi depuis deux jours, elle a cuisiné pour vous! Mangez ou partez!»

Victor ne fit quun sourire coupable, remplit dun verre de jus de pomme à la mère et dit:

Maman, goûte le poisson. Il est frais, savoureux.

Frais grogna Laure, piquant la salade de fruits de mer. NathCha, les crevettes, tu les as nettoyées? La dernière fois chez une amie, il y avait encore lintestin. Ça me dégoûte. Et les fruits de mer, cest un allergène puissant. Tu pensais à la santé de Victor? Il a eu une dermite enfant.

Victor a quarante ans. Il nest pas allergique aux crevettes, on en mange tout le temps, la voix de Nathalie devint glaciale.

Mais qui sait, leffet cumulé balaya Laure. Oh, cest quoi cette viande? Du bœuf? Pourquoi estelle rouge à lintérieur? Victor! Regarde! Cest cru! Cest du sang!

Laure enfonça sa fourchette dans le filet de rosbif parfaitement cuit, que Nathalie avait lentement rôtit quatre heures pour quil reste rosé et juteux.

Cest une cuisson à point moyen, crépita Nathalie entre ses dents. Cest du rosbif, il doit être ainsi. Ce nest pas du sang, cest du jus de viande.

Beurk, quelle horreur, grimpa AnneSophie, séloignant comme si la viande pouvait lui sauter dessus. Manger de la viande crue! On est des bêtes sauvages? Elle contient des parasites! Un ténias! NathCha, tu veux nous mettre à lhôpital? Victor, ne mange pas ça! Je te linterdis!

Maman, cest délicieux, vraiment, tenta de se défendre Victor, découpant un morceau et le portant à sa bouche.

Délicieux pour elle! lança la mère, les bras en lair. Tu thabitues à tout manger. Ton estomac est ruiné, tu ne sais plus ce que le vrai goût est. La viande normale doit être mijotée, les fibres se défaire. Là, cest une semelle ensanglantée. Mon Dieu, pourquoi pas un simple ragoût? Ou des boulettes? Je tai donné ma recette! Pourquoi ne mécoutestu jamais?

Nathalie sappuya contre le dossier dune chaise. Toute la fatigue accumulée, toute la joie danticiper la fête, tout le désir de rendre son mari heureux se changea en cendre grisâtre.

Elle contempla la nappe de lin, les serviettes de coton, le cristal, les couverts scintillants. Une salade niçoise au thon, des tartelettes aux champignons de Paris, le canard rôti aux pommes et sauce aux airelles trônait au centre, doré, brillant, exhalant larôme dune célébration.

Et les visages des convives: déformés, mécontents, guettant le piège dans chaque bouchée.

Ça ne vous plaît pas? demanda doucement Nathalie.

Ma chérie, on ne veut pas te blesser, commença AnneSophie dune voix mielleuse, mais ses yeux restèrent piquants. On est habitués à une cuisine «normale». Ce que vous faites, cest du caprice. Pas pour les Français. Les champignons tu es sûre quils ne sont pas faux? Tu les as pris où? Au marché? Les gitans y vendent du poison. Moi, je les ramasse et je les sale. Mais ceuxlà, à la crème cest dangereux.

Je comprends, répondit Nathalie, la voix plus forte. Dangereux, cru, pas appétissant, puant.

Pourquoi exagèrestu? ricana Laure, mordant le dernier morceau de baguette, le seul aliment qui ne suscitait aucune objection. La prochaine fois, demande à maman de faire le menu. Tu feras une purée, un poulet à lail, une salade dœufs. Ce sera moins cher et tout le monde sera rassasié. Tu as gaspillé une fortune en ces délices, et on ne peut même les manger.

Nathalie se tourna vers Victor.

Victor, tu penses comme elles?

Victor se redressa, sentant que sa femme était au bord du gouffre, mais son instinct de plaire à la mère le poussait à rester passif.

Ma chérie, le rosbif est un peu inhabituel pour maman. Peutêtre fallaitil le laisser plus longtemps? Pour être sûr.

Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. Un déclic dans la tête de Nathalie, presque tactile.

Daccord, déclaratelle dune voix étrangement calme. Je vous ai entendues. La nourriture est dangereuse, crue, immangeable, même toxique. Je ne peux pas laisser mes invités risquer leur santé. Je ne peux pas vous laisser souffrir dallergies et de brûlures destomac.

Elle savança, saisit le plat de canard et, dun geste résolu, le porta à la cuisine. Victor, stupéfait, demanda:

NathCha, pourquoi? Il voulait la cuisse.

Non, Victor. Le canard est peutêtre sanglant, ou la sauce trop acide. Si maman a une gastrite, elle explosera. Impossible.

Elle revint une seconde plus tard, les mains vides, et sadressa à Laure.

Salade à la roquette. Herbe amère. Pissenlits.

Elle arracha le saladier des mains de Laure.

Je pourrais même éplucher la poire! sindigna Laure.

Ne te force pas. Ce nest pas notre cuisine, pas la cuisine française.

Nathalie se hâta, décida : rosbif à la cuisine, champignons au gardemanger, bruschettas au poisson, tout dans le même sens. En cinq minutes, la table était vide, il ne restait que des assiettes, des couverts, du pain et du vin.

AnneSophie resta, la bouche grande ouverte, le visage parsemé de taches rouges.

Tu tu as pensé à quoi? sécriatelle. Cest une démonstration! Nous sommes affamés!

Je prends soin de vous, AnneSophie, sourit doucement Nathalie, essuyant une miettre imaginaire. Vous avez dit «impossible à manger», «toxique». En tant quhôte, je ne peux pas laisser cela rester.

Que mangeonsnous? demanda Victor, observant le vide.

Du pain. Le pain est la base de tout, tradition française. Du vin. Mais aucun plat principal. Désolée, je nai pas fait de purée, pas de steaks hachés. Alors, excuseznous.

Cest une insulte! hurla Laure. Maman, regardela! Elle nous prive de nourriture! Victor, tu es un homme ou un chiffon? Dislui! Quelle rende le canard!

Le canard est déjà au frigo, répliqua Nathalie. Ou même à la poubelle, il était mauvais. Victor, tes proches ont raison. Je suis une mauvaise hôtesse. Pour ne pas gâcher la fête, je propose une pizza. Ou des sushis, mais le poisson cru des parasites. Alors des tartes.

Quelles tartes?! cria AnneSophie, renversant sa chaise. Je ne resterai plus ici! Je suis venue à lanniversaire de mon fils et on me traite comme une ennemie! On vole la nourriture sous mon nez!

Maman, calmezvous! sélança Victor, tentant de retenir sa mère par le bras. NathCha, cest trop! Rends la nourriture, asseyonsnous calmement! On ne fait pas le malin sans réfléchir!

Nathalie fixa son mari dun regard long, lourd.

«Nous navons pas réfléchi»? Pendant une demiheure ils ont critiqué mon travail, chaque bouchée. Et toi, tu hochais la tête. «Viande crue», «Champignons toxiques». Tu nas rien dit pour me défendre? Pas même un «Merci, ma chérie, pour ce magnifique repas»? Non. Tu as simplement acquiescé à ta mère. Alors vous mangez désormais ses mots. Ils sont sûrement rassasiants.

Tu es hystérique! lança Laure, attrapant son sac. Maman, sortons dici! Elle nest plus en plein sens! Une femme normale ne ferait pas ça! Nous voulions la vérité, laider, lui apprendre, mais elle une psychopathe!

Allons, ma fille, dit solennellement AnneSophie, remettant sa coiffure. Victor, si tu ne viens pas avec nous, tu nes plus mon fils. Reste avec ta «cuisinière». Elle te nourrira de ses saletés. Nous irons au café, mangerons une vraie soupe à loignon!

Ils se dirigèrent vers le hall. Victor oscillait entre la cuisine où se tenait Nathalie et le couloir où shabillaient la mère et la sœur.

Maman, où allezvous? Il fait nuit! imploraitil. NathCha, excusetoi! Tu as blessé leurs esprits, mais on ne peut pas rester ainsi!

Nathalie ne bougea pas. La porte dentrée claqua. Un silence lourd remplissait lappartement, seulement interrompu par le souffle lourd de Victor qui revint dans le salon et seffondra sur une chaise vide.

Et alors? se demandatil, se prenant la tête dans les mains. Lanniversaire est ruiné. Maman en pleurs. Laure racontera à toute la famille que je suis folle. Ça ta soulagée?

Nathalie sapprocha lentement de la table, saisit le verre de vin quelle navait pas encore bu et en but dune gorgée.

Tu sais, Victor, ditelle calmement, cest plus léger. Jai passé deux jours devant le feu de cuisson, non pas pour écouter les parasites et les pissenlits, mais pour créer une fête belle et savoureuse. Ta famille est venue pour me rabaisser, pour me prouver que je suis une mauvaise hôtesse, et tu les as laissés faire.

Je nai pas laissé! Je ne voulais pas de conflit!

Un conflit aurait éclaté de toute façon. Si je me taisais, je pleurerais dans mon oreiller et ils partiraient satisfaits davoir «mangé» la bellefille, jusquà la dernière miette. Tu te souviens du Nouvel an dernier? La salade trop salée, le poulet sec, mais ils ont tout englouti, même la croûte du pain. Assez. Je me respecte.

Que faire maintenant? demanda Victor, les yeux remplis de tristesse. Je veux manger.

Nathalie sourit, sen alla à la cuisine, revint une minute plus tard avec une planche où reposait le même rosbif «sanglant», tranché fin, et un bol de salade à la poire.

Mange, posatelle devant son mari. Si tu nas pas peur des parasites.

Victor sentit larôme de la viande rôtie aux herbes lui chatouiller les narines, la salivation monta. Il piqua un morceau avec sa fourchette, le porta à sa bouche. La chair était divine, tendre, fondante.

Cest bon? demandatelle.

Très, admitil honnêtement, mâchant. Cest incroyable.

Et les champignons? Tu as peur que je les aie achetés aux gitans?

Je les prends. Remets tout.

Nathalie rapporta les bruschettas, le julien et le canard. Ils sassirent à deux, autour dune petite table pour quatre.

NathCha, dit Victor en mâchant une cuisse de canard, pardonnemoi. Jai été idiot. Maman me presse, je me perds. Elle domine.

Je sais quelle domine. Mais je suis ta femme. Dans notre maison, je ne me laisserai pas humilier. Si elle naime pas ma cuisine, quelle vienne avec ses critiques. Ou quelleAlors, sous le crépuscule qui se mêlait au parfum du canard, ils levèrent leurs verres à la liberté dun goût enfin reconnu, tandis que la maison, désormais silencieuse, se transforma en un tableau vivant où les ombres dansaient au rythme dune mélodie oubliée.

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J’ai dressé la table pour les festivités, mais la famille de mon mari a fait la grimace, alors j’ai tout débarrassé.
Tatou, tu ne nous parles plus du tout, qu’est-ce qui se passe ?