«J’ai choisi de prendre soin de ma mère atteinte d’Alzheimer, et ma femme m’a quitté.»

Je me souviens du jour exact où Léa a refermé la mallette. Je nai pas tremblé. Cétait plus facile à digérer. Elle la bouclée avec la même délicatesse avec laquelle elle faisait tout même quand elle me broyait.
«Tu as pris la brosse à dents?», aije demandé depuis lenceinte de la chambre.
Elle ma regardé comme si je venais de lui demander lheure pendant que le «Titanic» coulait.
«Sérieux, Bastien? Cest tout ce que tu as à dire?»
«Je ne sais pas quoi ajouter.»
Et cétait la vérité. Depuis trois mois, chaque conversation se terminait de la même façon : dans la rue sans issue entre ma mère et notre couple. Lamour semblait un gâteau dont on ne pouvait couper quune seule part.

«Ma mère ma traitée dintruse hier,» a dit Léa en pliant le chemisier que je lui avais offert pour notre anniversaire. «Cest la quatrième fois cette semaine.»
«Elle ne sait plus de quoi elle parle. Elle a la maladie dAlzheimer.»
«Je le sais, Bastien. Je le sais bien. Mais toi, ces derniers temps, tu ne sais plus ce que tu dis, ce que tu ressens, où finit ma mère et où je commence.»

Je me suis assis sur le lit, à son extrémité, déjà froide, bien que Léa dorme encore.
«Cest ma mère, Léa.»
«Et moi, je suis ta femme ou je létais. Je nen suis même plus sûre.»

Maman a crié depuis le salon quelque chose à propos de voleurs qui lui auraient volé sa jeunesse, sûrement en se regardant dans le miroir.
«Il faut»
«Va,» a murmuré Léa, dune voix si épuisée quelle me transperçait les os. «Il faut toujours partir.»

Quand je suis revenu, après vingt minutes pendant lesquelles jai calmé maman avec des biscuits et une vieille photo, Léa avait disparu. Sur loreiller, il ne restait quun motpapillon :
«Je taime. Mais je ne peux plus taimer depuis la salle dattente de ta propre vie. Prends soin de toi, prendsen soin.»

Jai ri, car sinon jaurais pleuré comme un idiot, et maman était déjà assez confuse.

«Qui est parti?», a demandé maman depuis lentrée, avec cette clarté cruelle qui la foudroyait parfois.
«Léa.»
«Celle aux longs cheveux?»
«Oui, maman.»
«Ah,», a haussé les épaules. «Elle ne mattirait pas. Elle regardait toujours lhorloge.»

Voilà mon monde réduit à une phrase dune femme qui ne se souvient plus du petitdéjeuner mais qui garde en mémoire chaque petite offense que Léa lui aurait infligée.

Les premiers mois étaient un tableau de couches pour adultes, dassiettes à moitié mangées et de nuits où maman insista que jétais son frère mortenplace de 1987.

«Romain, pourquoi ne vienstu pas à mes funérailles?», ma demandé un soir.
«Parce que jétais occupé à être mort, maman.»
Elle a froncé les sourcils.
«Toujours irresponsable.»

Mes amis mappelaient au ton dun appel funèbre.
«Ça va, mon frère?»
«Parfait. Maman croit que je suis son frère décédé, et ma femme ma quitté parce que je changeais les couches au lieu daller en thérapie de couple. Quelle belle aventure, nestce pas?»
«Tu as parlé à Léa?»
«Oui. Elle ma dit que quand je serais prêt à être son mari et pas seulement le fils de ma mère, je devrais la retrouver. Poétique, non? Ou désespéré. Je ne distingue plus.»

Un soir, maman a eu un éclair de lucidité. En lui donnant ses médicaments, elle ma regardé et a dit :
«Tu las chassée, non? Ta femme.»
Mon œsophage sest noué.
«Je ne lai pas chassée, maman. Jai juste fait ce quil fallait.»
«Et quoi, exactement? Détruire ta propre vie pour quelquun qui, la moitié du temps, ne se souvient même plus de ton nom?»
«Maman»
«Je ne suis pas idiote, Bastien. Pas encore.» Ses yeux se sont remplis de larmes. «Je te changeais les couches quand tu étais bébé. Il est juste équitable que tu me les changes maintenant. Mais ce nest pas équitable que tout te coûte.»
«Tu mas tout donné.»
«Et cest pourquoi tu dois avoir quelque chose à offrir.» Elle a serré ma main dune force inattendue. «Ne mutilise pas comme excuse pour ne pas vivre.»

Trente secondes plus tard, elle ne me reconnaissait plus et me demandait si javais vu son fils, Bastien un beau garçon, mais un peu égaré.
«Je le chercherai, madame,» aije répondu. «Je lui dirai que son père lattend.»
«Quil ne soit pas en retard,» a-t-elle ajouté. «Je commence à oublier que je lattends.»

Huit mois ont passé. Léa nest jamais revenue. Maman se souvient de moins en moins. Et moi, je continue de vivre dans cet entrelacs entre lamour filial et lamour romantique, me demandant si ce ne sont pas la même chose, juste revêtues de costumes différents.

Hier soir, jai retrouvé une photo de notre mariage. Léa rayonnait, jétais fou delle, maman pleurait au premier rang parce que «son bébé était devenu homme».

Je lui ai montré la photo.
«Qui sont ceuxci?» a demandé maman.
«Des gens qui saimaient beaucoup.»
«Et qui ne saiment plus?»
«Je ne sais pas, maman. Peutêtre saiment si intensément quils ont dû se lâcher.»
Elle a hoché la tête, comme si elle comprenait, même si la question était déjà oubliée.

«Lamour fait mal,» a-t-elle déclaré soudainement.
«Oui, maman. Ça fait terriblement mal.»
«Alors cest vrai.»

Pour la première fois depuis des mois, jai réellement souri. La douleur aiguë, la culpabilité, la perte, cette décision impossible tout souffrait si fort que cela ne pouvait être que de lamour.

Lamour pour ma mère, qui ma donné la vie.
Lamour pour Léa, qui a tenté dy donner un sens.
Et peutêtre, un jour lointain, un assez grand amour pour moi-même, pour comprendre que choisir ne signifie pas que les autres chemins étaient erronés.
Cela signifie seulement que celuici était le mien.

En ce moment, pendant que je prépare le thé de maman et que je supprime les messages non envoyés à Léa, je maccroche à cela.
À la douleur.
Car elle est la seule preuve que je suis encore vivant.
Et quun jour, quelque part, jai été aimé par deux femmes extraordinaires, qui méritaient plus que je ne pouvais leur offrir.

«Bastien?», la voix de maman retentit depuis le salon.
«Oui, maman. Je suis là.»
«Qui estu?»
«Quelquun qui taime énormément.»
«Comme cest beau,» répondelle en souriant. «Comme cest beau davoir quelquun.»

En lui tendant le thé, je pense que Léa avait raison. Mais maman avait aussi raison. Et moi, quelque part au milieu, jessaie encore de comprendre quelle était la bonne réponse à une équation qui nen a jamais eu.

La leçon que jen retire : la douleur nest pas un signe déchec, mais la preuve que lon a aimé profondément. Elle nous rappelle que, même au cœur du chaos, lamour véritable persiste et nous guide vers ce qui compte vraiment.

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«J’ai choisi de prendre soin de ma mère atteinte d’Alzheimer, et ma femme m’a quitté.»
Alors, tu n’as pas besoin de tant que ça !