Et je n’aimais pas mon mari.

Et moi, je naimais pas du tout mon mari.
Ah bon ? Et vous avez vécu combien de temps ensemble ?
Combien eh bien, comptez comme ça : on sest mariés en 1971.
Et comment se faitil que vous ne laimiez pas après tant dannées ?

Deux femmes, à peine familières, étaient assises sur un banc près dune tombe. Elles travaillaient toutes deux dans les services dentretien du cimetière et, par hasard, leurs conversations sétaient croisées.

Mari ? demanda lune en pointant une photo gravée sous un monument, la femme coiffée dun béret gris.
Mari. Ça fait déjà je narrive plus à my habituer, la nostalgie me ronge, je nai plus la force. Jai pourtant aimé cet homme à la folie, la femme retira les extrémités dun foulard noir.

Un silence, puis lautre, qui venait darriver, poussa un soupir et déclara :
Moi non plus, je nai jamais aimé mon mari.

Sa compagne tourna la tête, curieuse.
Et vous avez vécu combien de temps ?
Combien alors comptez comme ça, on sest dit oui en 1971.
Et pourtant tu dis ne pas laimer après tant dannées
Cest par vengeance, en fait. Jaimais un autre, il a sauté sur la copine, alors jai décidé de me marier en vitesse pour le gronder. Et voilà que je me retrouve avec Yves, le petit bonhomme à la calvitie naissante, les oreilles pointues, le costume qui dépasse comme un fer à cheval sur une vache. Il sourit, il ne lâche pas mon bras je me dis « tant pis, cest de ma faute ».

Et après ?
Après, on a emménagé chez ses parents. Ils étaient aussi poussiéreux que les miettes de pain dans ma cuisine. Jétais ronde comme une poire, les yeux couleur prune, les cheveux en queue de cheval, le haut du corsage qui déchirait mon blouson. Tout le monde voyait quon ne formait pas un couple.

Le matin, je chaussais les souliers que la mère dYves me faisait laver. Je jurais tout contre elle, je me plaignais, mais cétait surtout moi qui me plaignais de moi-même. Aucun mari ne veut dune bellefille qui fait la tête.

Yves proposa un jour : « Allons au chantier du Grand Paris, on gagnera un peu dargent, on séchappera de ces parents. » Jai dit « où que ce soit, tant quon bouge ».

Juste à ce moment-là, on parlait du nouveau tramway qui devait arriver à Lyon. Je nétais pas sûre de pouvoir le faire, mais Yves y arriva, il sest battu, on la mis dans une équipe, on a dabord pris le train pour Bordeaux, puis on a continué vers la côte dAzur.

Ils ont séparé les femmes et les hommes dans des wagons différents. Yves sest retrouvé sans provisions, moi avec mon sac, et il ny avait même pas de passage entre les voitures.

Je me suis fait des amies sur le quai, on a partagé tout, même les tartes que ma mère avait préparées pour le trajet.

Quand Yves est arrivé à la gare, il a demandé de la nourriture, jai eu la rougeur du sentiment de gêne. « On a déjà mangé, rien à dire », lui aije menti. Il a souri, a dit que tout était là, il était repu.

Je savais quil mentait: il était timide, il nosait même pas demander un morceau de pain. En moins dune minute, je lai oublié.

À notre arrivée, on nous a logés dans un hôtel de fortune: trentecinq femmes et jeunes filles dans une même chambre, les hommes séparés. On nous promettait des chambres familiales plus tard.

Je me débrouillais à faire croire que jétais occupée, pressée, que je navais pas le temps. Les autres femmes me reprochaient que « mon mari est là, et tu nen fais rien ».

Je me suis souvent tenue près de la fenêtre, attendant quil passe. Mais le vent de la plaine me faisait frissonner.

Un jour, jai décidé de divorcer. Aucun enfant nétait né, on navait même pas deux ans de vie commune, lamour nétait jamais vraiment arrivé. Jai quand même parfois passé la nuit avec lui par pitié.

Puis est arrivé Grégory, le gros brun à la chevelure ondulée. On bossait dur, je faisais du plâtre, mais on rigolait, on buvait de la bière belge, on mangeait des oranges et du jambon que je navais jamais vu: cétait le bonheur du chantier.

Des concerts venaient, on dansait dans le petit club du chantier. Cest là que Grégory et moi nous sommes rencontrés, les autres filles lont vu avant moi, et il a tout de suite affiché son sourire.

Je suis tombée amoureuse, un vrai feu! Yves me harcelait, essayait de me convaincre, mais mon cœur tournait déjà en rond.

« Divorçons», aije dit.
On nous a donné une petite chambre à part, les cloisons étaient minces, mais cétait mieux que rien.

Yves était toujours dans le coin. Je marchais avec Grégory, je sentais son pas derrière moi. Lamour était là, tout simplement.

La femme au foulard noir écoutait, les yeux rivés sur nous.

Comment atil pu supporter tout ça ?
Il a supporté parce quil aimait. Puis Grégory a commencé à sortir avec Katia, la comptable, et à me pousser à lautre bout du chantier. Elle a même crié que jétais enceinte, et tout le monde sest mis à rire.

Yves a reçu de laide, il a même essayé de se battre contre Grégory près de la station, on ne la pas vu. Jai entendu dire quils lavaient transporté à lhôpital.

« Pourquoi? Pourquoi vous êtes allé vous battre? » aije demandé.
« Pour toi!», a-til marmonné.

Je me sentais désolée pour mon mari, même si les femmes enceintes étaient renvoyées du chantier. Les enfants nétaient pas les bienvenus.

Je suis retournée à lhôpital, le visage gonflé, les yeux remplis de larmes. Il était là, pâle comme un vieux fromage, la jambe en plâtre.

« Pourquoi lavoir fait? » aije demandé.
« Parce que je taime!», a-til crié.

Je me suis sentie coupable, je me sentais ridiculement émue.

Après, on a déménagé en Alsace. Yves était discret, mais le patron la remarqué. Formé à lécole dingénieurs, il devint chef déquipe pour des pompes à eau, il revenait toujours avec des douceurs quil ne mangeait jamais.

« Jai une femme enceinte », annonçaitil fièrement, et je cachais mes yeux.

On a eu une petite chambre, jai été nommée assistante.

À la maternité, jai découvert que le fils de Grégory était brun, et Yves na même pas reconnu le petit. Il a souri, les larmes aux yeux, quand il la pris dans ses bras.

Maxime, le petit garçon, était né avec un poids de plomb. Il était malade, criait, Yves sépuisait à le bercer. Mais il ne disait mot.

Un an plus tard, jai donné naissance à Maëlle, une petite fille que jai nommée daprès la mère dYves. Jai compris que javais blessé les parents de mon mari, mais le père était mort, et la mère voulait du réconfort.

Je néprouvais plus rien pour Yves: ni amour, ni haine. Quand les enfants grandissaient, je voulais seulement quil maide. Et il le faisait: il rangeait, il nettoyait, il me laissait dormir.

Un jour, je voulais laver le linge, il ma crié que leau était glacée. « Mieux si la femme tombe malade? Questce quils diront!» atil plaisanté. Jai arraché le bassin à ses mains, furieuse comme une vieille.

Au fil des années, son amour excessif magaçait davantage.

Notre fils, Maxime, à treize ans, était inscrit à la brigade de police locale. Jai rencontré un agent, un homme gentil, célibataire, qui sentendait bien avec Maxime. Il nécoutait pas le père, le tenait à distance. Yves était trop timide pour le punir, surtout quand il volait des bonbons.

Yves a été envoyé à luniversité à Paris, on a reçu un bel appartement à Nice, puis il a été envoyé à Marseille pour ses études.

« Tu pars? » aije dit. « Si je ne vais pas, je resterai ici. » Il était clair que les choses allaient mal.

« Pars, » aije répondu. Il est parti, amer. Un policier, Serge, ma encouragée à divorcer, à quitter ce mari que je naimais pas.

La femme au foulard noir a baissé la tête, a essuyé ses larmes.

« Et toi? » a demandé mon interlocutrice, sadressant à moi en tutoyant.

Je lai regardée, les sourcils froncés, le poids du passé visible.

« Jai toujours pensé Il ma même écrit une lettre que je garde encore. Personne ne sait, je la garde. Il disait que ma vie était ruinée parce que je ne laimais jamais, seulement que je le supportais. Il a dit quil partirait si je le disais, quil ne reviendrait plus. Il a promis de menvoyer la moitié de son salaire pour les enfants. Il voulait du bonheur pour nous deux. Aucun ressentiment, aucune accusation. Tout le mal est resté dans son cœur, et moi je devais vivre et sourire. »

Les feuilles dun bouleau tombaient autour de nous, le jour était doux, le ciel dun bleu éclatant. La femme au foulard noir essuyait discrètement ses larmes.

« Pourquoi pleurestu? » aije demandé.
« Ah cest la vie, ça te frappe comme une goutte qui perce! »

« Tu es partie? Au poste de police? »
« Oh, je nai pas dormi ces nuits. Maxime se rebelle, je me perds dans ma propre existence. Jai encore cette lettre. Une collègue ma appelée « Idiote, Léa ! Il faut bien porter les hommes comme on porte les valises. »

Un matin, je me suis réveillée, le cœur lourd, en me disant : « Mais questce que je fais? Un homme vit pour moi, et moi? »

Je me rappelais tout: comment il ma suivi, comment il ma aidée. Une fois, à lhôpital, je suis allée pour une opération qui a mal tourné. Jai pensé que tout était fini. On chuchotait dans la réanimation, je les ai entendus.

Ils mont mise dans une chambre jaune. Yves était là, silencieux, mais il a tout fait pour me tenir la main, appeler linfirmière, chercher les médicaments. Sans lui, je ne sais pas où jen serais.

Un jour, nous avons reçu un colis qui nétait pas le nôtre. Un hélicoptère amenait des provisions du centre, mais la tempête a tout dispersé dans la neige. On a découvert que cétait le colis dun voisin, quYves a porté à travers la tempête. Il a refusé découter mes protestations. Il a fini les joues gelées, il est tombé malade.

Jai compris que je navais besoin de personne dautre que lui.

Écrire une lettre? Il comprendrait? Jai passé des années à lui prouver que je ne comptais rien. Comment mettre des mots sur ce sentiment?

Lautomne avançait, doux et chaud. Jai organisé les enfants, trouvé un emploi, et je suis partée à la gare. Je suis montée à bord du train qui avançait lentement, espérant le revoir. Son visage me revenait en mémoire, comme un phare salvateur. Jaimais sa calvitie, ses oreilles, son ventre, tout de lui.

À linternat, on ma indiqué où aller. Jai pris le métro, cherchant son regard parmi la foule. On ne ma pas laissée entrer, mais jai attendu sur les marches, scrutant chaque visage. Il est sorti avec son groupe, vêtu dun manteau court, un béret, un dossier sous le bras. Je suis restée figée, comme pétrifiée par lamour du mari que javais tant négligé.

Ils passaient, je restais muette. Il sest retourné, ma regardée, les yeux ébahis. Nous sommes restés là, sous la pluie de feuilles qui tombait comme aujourdhui.

Ses amis le regardaient, ne comprenant pas. Nous nous sommes avancés en même temps, sa mallette a volé, les cahiers se sont éparpillés, et nous nous sommes enlacés, incapables de parler.

« Questce quon peut dire? »
« Cest ça, lamour! » ont ricanné les camarades.

Lécouteuse a laissé son foulard tremper. Elle sest mouchée.

« Vous avez survécu jusquà la fin, alors? »
« Jusquoù? »

« Oui, comme on le voit, » a-telle déclaré en pointant la tombe où elle nettoyait, « cest ton mari ? »

« Non, cest Maxime, notre petit, il est mort jeune, pas même quarante ans. Il a fini en prison. Nous avons souffert avec Yves. Il a bu, alors »

« Il est vivant? » sest réjouie la femme.

« Il est vivant, merci Dieu! Il ma repris, on a repris nos affaires, on aide notre fille, elle a tourné la tête et voilà lui, toujours là. »

Un homme dâge moyen, légèrement rondelet, vêtu dune veste noire, dun béret en cuir, sest approché. Il était sympathique, visage rond et doux.

« Fatigué, Yves? Un thé, tu cours partout? » a demandé la femme, en dépoussiérant lépaule de son mari.

Il avait ramassé tout le matériel de la tombe de son fils, mais elle lui a retiré le lourd sac, craignant pour son dos. Ils ont marché côte à côte le long de lallée jaune du cimetière, entre les pierres.

Avant de tourner, la femme au béret gris sest retournée, a fait un signe de la main à la compagne, qui a renvoyé le même geste à son mari.

La femme a contemplé le portrait de son époux sur le monument, réfléchissant que le bonheur ne naît pas tout seul, il ne vit que quand on laccueille dans son cœur. Et le bonheur, cest daimer et dêtre aimé.

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