Sébastien, tu avais promis quon irait griller des brochettes. Alors pourquoi y atil trois sacs de pommes de terre à semer et ce vieux cultivateur rouillé qui pue lessence dans tout le véhicule?
Éléonore le regarda dun œil soupçonneux, le mari agrippant le volant comme sil piloterait une Formule1 plutôt quune familiale berline qui avançait péniblement sur la voie de terre détrempée. Sébastien serra les lèvres, accéléra légèrement, évitant un autre nid deau trouble.
Élé, ne te mets pas à râler. Maman na demandé que quon amène les choses. Elle soccupe déjà doucement du jardin, ça lui plaît. Nous déchargerons, installerons le grill, cuirons la viande. Jai mariné le filet dentrecôte comme tu laimes, avec oignons et yaourt. On se reposera, on écoutera les oiseaux.
Éléonore tourna la tête vers la fenêtre. Le paysage extérieur annonçait rien de bon: champs grisâtres encore humides après lhiver, clôtures du jardin collectif «Énergétique» affaissées, ciel voilé de bas nuages. Un pressentiment mauvais grandissait en elle. Elle connaissait sa bellemère, Zinaïda Pierre, trop bien. Pour cette femme, le mot «repos» était une insulte, et voir quelquun traîner sans rien faire lui faisait ressentir une douleur semblable à une crise lombaire.
La ferme de Zinaïda les accueillit avec le hurlement dun chien du voisinage et lodeur des feuilles mortes. Au portail, appuyée sur le manche dune bêche comme sur un bâton de guerre, se tenait la doyenne. Elle portait un pantalon de sport délavé aux genoux usés, une vieille veste de son mari nouée à la corde, et des sabots sur des bas en laine. Son air était résolu, tel un général avant la bataille décisive.
Enfin! sécria-telle en ouvrant les grincements du portail. Je pensais que vous narriveriez quà lheure du déjeuner. Le soleil est haut, la terre sèche, et ils dorment! Garez la voiture près du hangar, ce sera plus facile pour décharger.
Sébastien entra la bagnole dans la cour. Éléonore sortit, frissonnant sous le vent humide, vêtue dun jean clair, de baskets blanches neuves et dune veste légère. Ses cheveux étaient soigneusement coiffés, ses ongles décorés dun vernis «rose français», fait la veille pour la fête de la musique.
Bonjour, Madame Zinaïda, sinclina poliment Éléonore, sortant du coffre un sac de provisions. Comment allezvous?
Zinaïda la scruta dun regard mêlant pitié et mépris, sattardant sur les baskets immaculées.
La santé suit lâge, réponditelle dune voix grondante. Et toi, Éléonore, tu te pavanes comme sur un podium. Ici, ce nest pas un défilé, cest du travail. Va chercher tes vieilles bottes et la veste militaire de Sébastien, sinon tu vas te salir.
Pourquoi? sétonna Éléonore. Nous venons juste pour les brochettes et un peu dair frais. Je resterai près du grill, cest propre.
Zinaïda lança un croassement semblable au cri dun canard en colère.
Quelle brochette? Quel air? Cest le mois de mai! Le temps passe! Jai six ares de terre à labourer, les pommes de terre ont déjà germé, les yeux mesurent cinq centimètres, il faut planter maintenant! La voisine Véronique a tout planté, et nous, on traîne comme des larbins. Sébastien, prends la pelle, et toi, Éléonore, changetoi et viens casser les mottes avec la fourche. Puis tu creuseras les trous.
Sébastien, ayant déjà déchargé les pommes de terre, jeta un regard coupable à sa femme. Il sentait la tempête qui allait éclater, et il senroula les épaules comme pour se préparer.
Maman, on avait convenu On est venus pour se détendre, la semaine a été épuisante, murmuratil.
Vous reposerez dans laudelà! répliqua la vieille dame. Tant que vous êtes vivants, il faut bichonner la terre. La pomme de terre ne se plante pas toute seule. Vous voulez mourir de faim cet hiver? Les semences du magasin sont chimiques, poison. Nous, on a du bio, sans OGM!
Elle remit la pelle à son fils et jeta à Éléonore une fourche rouillée.
En avant. Je vais tracer les rangées de carottes.
Sébastien soupira lourdement, retira sa veste et, en simple tshirt, se dirigea vers le potager. Il sétait toujours plié sous le tonnerre des exigences maternelles; cétait sa tactique de survie depuis lenfance: faire plutôt que subir les diatribes pendant une semaine.
Éléonore resta près de la voiture, fixant la fourche qui reposait à côté de ses baskets blanches, puis son mari qui enfonçait la pelle dans la terre détrempée, puis la bellemère qui, tel un vautour, surveillait chaque geste.
Un déclic retentit en elle. Cinq ans de mariage à essayer dêtre la bellefille modèle; à conduire Zinaïda aux médecins, offrir des robots culinaires, tolérer ses conseils éternels sur le bœuf bourguignon et le repassage des chemises. Elle supportait même les cueillettes de framboises malgré son allergie aux piqûres de guêpes, alors que les guêpes étaient plus nombreuses que les fruits.
Aujourdhui, la cuve de patience était renversée. Elle se rappelait la veille, au bureau, à neuf heures, terminant un dossier, rêvant simplement dun moment de calme devant un feu. Elle avait même réservé un soin des ongles pour se sentir femme, pas bourreau de travail.
Non, déclaratelle dune voix forte et claire.
Sébastien sarrêta, la pelle suspendue. Zinaïda se tourna lentement, les sourcils se haussant comme une voile prise au vent.
Questce que tu as dit? sétonna la vieille femme, incrédule.
Jai dit non, Madame Zinaïda. Je ne vais pas creuser, ni casser les mottes, ni faire de trous. Je suis venue pour me reposer. Sébastien vous aidera, il a promis, et je je ne suis pas une servante.
Tu tu es perdue? sexclama Zinaïda, haletante de colère. Toute la famille travaille, et toi, tu vas rester à la paillote? Tu crains de salir tes mains blanches?
Exactement, répondit Éléonore, calme. Jai payé trentecinq euros pour ce manucure. Et mon dos ne supporte plus. On peut vous acheter les pommes de terre à lautomne: dix sacs, bien lavés, sans yeux. Ce sera moins cher que de soigner une hernie plus tard.
Acheter?! sécria Zinaïda, faisant envoler les corbeaux du chêne voisin. Ce nest pas une question dargent! Cest notre terre! Le travail nous ennoblit! Tu es paresseuse? Tu as vendu mon fils à lesclavage et tu restes là à rêver?
Je suis comptable principale, Madame Zinaïda, répliqua Éléonore. Je gagne, et je vous assure, plus que votre fils. Je ne suis donc pas «sur le cou». Quant à lesclavage, Sébastien est un adulte, il choisit. Sil veut creuser, quil creuse. Moi, je vais lire un roman.
Éléonore ouvrit le coffre, en sortit un fauteuil pliant, une couverture et un livre. Elle passa devant la vieille dame figée, choisit le coin ensoleillé du pré, sassit confortablement, enfila des lunettes de soleil, ouvrit le roman et se plongea dedans.
Le silence résonnait autour du jardin, seulement troublé par le souffle lourd de Zinaïda.
Sébastien! criatelle enfin. Tu as entendu ce que ta femme fait? Estu un homme ou un chiffon? Donnelui un ordre!
Sébastien essuya la sueur de son front, lança un regard désespéré à Éléonore, puis à la mère en furie.
Maman, elle est vraiment épuisée Laissemoi faire, je le fais vite, il ny a que trois ares à travailler.
Trois? Six! Jai déjà déblayé derrière le hangar! Creuse! Et je parlerai à cette reine plus tard. Je lui préparerai un «repos».
Le travail sintensifia. Sébastien, grognant, retournait les couches de terre. Zinaïda, oubliant son mal de dos, courait sur le terrain comme piquée dun insecte, enfonçant les tubercules avec la rage dune guerrière. Elle hurlait à chaque coup, pour que les voisins entendent:
Ah, mon fils, tu travailles trop! Ta femme est une citadine! Elle conduit un tracteur, traîne une vache, et nous? Nous sommes les vraies vraies!
Éléonore tourna les pages, indifférente, sentant le pouvoir libérateur du mot «non». Le soleil réchauffait, les oiseaux chantaient, le râle de Zinaïda nétait plus quun bruit de fond, comme un vieux poste qui grésille.
Deux heures passèrent. Sébastien était trempé, son tshirt noirci de sueur, le visage rouge. Il regardait sa femme, qui sirotait de leau minérale dans une jolie bouteille.
Sébastien, une pause! sordonna Zinaïda. Va boire du compote, je lai préparée sur la véranda.
Sébastien se dirigea vers la maison. Éléonore resta dans le fauteuil. Zinaïda sortit sur le pas de la porte, une tasse à la main, se détournant de la bruineusebellefille.
Maman, elle veut boire? demanda doucement Sébastien.
Elle a ses réserves, répliqua la vieille femme dune voix forte. Elle est indépendante, quelle boive leau de la mare si elle ne veut pas travailler. Qui ne travaille pas ne mange pas! Cest ce que disait Lénine!
Éléonore sourit intérieurement. Elle avait prévu ce retournement: dans son sac, en plus des provisions, se trouvaient des sandwichs, des fruits et un thermos de café. Elle croqua une pomme avec un craquement satisfait.
Zinaïda faillit sétouffer avec son compote.
Vers le déjeuner, la voisine Valérie, la «baba», sapprocha du jardin.
Bonjour, Zinaïda! sexclamatelle, sappuyant sur la clôture. Vous plantez? Bon courage! Et pourquoi Sébastien estil tout seul? Et la jeune elle est malade?
Zinaïda se redressa, agrippant son dos.
Ah, Valérie, ne demande pas! Le mal me ronge, et la bruineuse elle bronze! Elle protège son manucure! Nous, on se bat pour nourrir la famille, et elle lit des romans. Quelle honte!
Valérie lança un regard à Éléonore.
Vraiment? Elle est là, à lombre!
Bonjour, Valérie! sécria Éléonore, se levant sans quitter son fauteuil. Le temps est magnifique, nestil pas? Vous navez pas planté de pommes de terre cette année? Jai entendu dire que vous aviez semé du gazon? Très à la française!
Valérie rougit, avouant quelle avait loué son jardin à des ouvriers dorigine ouzbek pour laisser pousser des fleurs, car ses enfants lui en interdisaient.
Cest ma santé qui nest plus ce quelle était, murmuratelle.
Moi, je garde ma santé! sinterjeta Éléonore. Nous avions proposé dengager un cultivateur ou dacheter un engin, mais votre héroïne préfère un exploit.
Zinaïda se mit à rougir, son plan de lynchage public échoué.
Vaten, Valérie, ne dérange pas le travail! criatelle, puis à Sébastien: ne reste pas planté comme un piquet! Il ne reste que trois rangées!
À quatre heures, le champ était labouré et semé. Sébastien, épuisé, seffondra sur un banc, les yeux fermés.
Voilà, cest mieux! sexclama Zinaïda, se frottant les mains, bien quelle vacillât. Je vais préparer un bain, on se lavera, puis on mangera. Jai fait une soupe de ortie.
Maman, on voulait des brochettes murmura Sébastien.
Tu vas mourir sans brochette! La viande est mauvaise le soir. Lortie est vitaminée. Et qui va tenir le grill? Tu es à moitié mort, je ne confierai pas le feu à cette petite!
Éléonore rangea son livre, se leva, rayonnante, reposée.
Sébastien, préparetoi, on rentre.
Où? sécria Zinaïda. Pas encore! Jai déjà préparé le lit, demain il faut éclaircir les carottes et semer les fraises!
Sébastien ne se lèvera pas demain, déclara Éléonore en le regardant comme un chirurgien examine son patient. Son dos est à plat. Si nous ne partons pas maintenant et que je ne lui applique pas la pommade, il ne pourra pas travailler la semaine prochaine. Personne ne paiera son arrêt maladie, et votre hypothèque, Madame Zinaïda, pour la toiture, devra être à nos frais.
Comment osestu! sécria la vieille femme, bloquant laccès à la voiture. Disle à mon fils!
Sébastien ouvrit les yeux, le désespoir dans le regard. Il vit ses mains sales, les ongles cassés, le visage rouge de colère, la mère hurlante, et la femme sereine, parfumée de parfum cher, loin de lengrais.
Maman, je ne peux vraiment pas, sanglotatil. MaAlors, Éléonore monta à bord, ferma la portière derrière elle et, en allumant la radio, lança une mélodie despoir qui séleva au-dessus du crépuscule, scellant le départ définitif de la bataille familiale.







