Pas de réveil en fanfare
Solène se leva aux aurores, alors que la chambre était encore baignée dune lumière grisâtre qui tremblait. Dans la cuisine, elle mit la bouilloire à chauffer et jeta un œil sur la cour: sur le bouleau près de limmeuble, les premières feuilles étaient déjà striées de jaune, et une fine brume bleutée planait au-dessus du trottoir.
Il y a six mois, autour dun thé à la menthe, elle et son mari, Serge, avaient décidé douvrir leur foyer à un enfant. Parmi plusieurs dossiers, celui qui les avait le plus intrigués était celui dun adolescent grand et maigre aux yeux bleus méfiants. « Les toutpetits se placent plus vite, mais à quinze ans les chances sont minces », avait expliqué Serge à lépoque. Entre les bilans médicaux, les entretiens et le cours obligatoire pour les parents daccueil, les mois ségrenaient, chaque instance rappelant: « Ne comptez pas sur les miracles, laide viendra mais les difficultés seront nombreuses. »
Serge, quarantehuit ans, travaille comme ingénieur à la remise de locomotives de la SNCF, en équipes tournantes. Solène, méthodiste dans un collège voisin, termine généralement sa journée vers dixhuit heures. Leur vie sarticulait autour du boulot, des balades du dimanche, des séances de cinéma à tarif réduit. Cette routine bien huilée sest soudainement trouvée vacillante. « Maintenant ou jamais », lança Serge en signant le dernier dossier.
Fin août, le couple se rendit à la maison denfants. La pièce où se passent les entretiens sentait le désinfectant et la bouillie tiède. Un garçon était perché sur le rebord de la fenêtre, le pied balançant dans une vieille basket usée, répondant dune voix monocorde. Une plaisanterie sur les Walkmans fut accueillie dun simple haussement dépaules. Sur le chemin du retour, Serge serra la main de Solène: les mots lui manquaient.
Pour Mathis, ils préparèrent une chambre à part: murs repeints en grisbleu, bureau, nouveau lit et petite enceinte «pour la musique». Sur le bureau, un cahier vierge et un stylo attendirent.
Le coursier du foyer arriva près de midi, déposant deux sacs et un sac à dos usé. Mathis traversa le couloir sans poser de questions, déposa les sacs contre le mur et serra le sac à dos contre sa poitrine. « Cest maintenant à toi », murmura Solène. Il hocha la tête, sans mot à ajouter.
Au déjeuner soupe et boulettes de poulet le garçon mangea à la hâte, le regard fuyant. Serge parla de lécole où son transfert était déjà validé, Solène évoqua lallocation régionale: « Cest ton argent, on le dépense ensemble ». Mathis répondit dun simple «On pourra éviter la règle du 1er septembre?», à quoi Solène répondit doucement: «Oui, il faut bien.»
Les pluies de début septembre apportèrent lhumidité. Une semaine plus tard, les frictions commencèrent. Mathis rentrait tard, prétextant «jai traîné avec les copains». Une fois, il oublia la clé, et Solène dut attendre à la porte, manquant le conseil de classe. Serge proposa de monter un ordinateur pour le club scolaire, mais le garçon restait collé à lécran de son téléphone.
La veille du weekend, la boîte de bonbons disparut. Solène demanda doucement ce qui se passait. « Achetezen une nouvelle », lança Mathis avant de claquer la porte de sa chambre. Serge, agacé, rappela les règles de respect mutuel, mais les mots sévanouirent dans le vide.
À lécole, les choses se dégradaient. La directrice appelait presque quotidiennement Solène: retards, disputes en classe. Mathis cachait son cahier sous le matelas, répondant que «il nest pas obligé découter des règles débiles». Les lignes officielles sur la garde denfants ne servaient à rien quand, derrière la porte, un ado épuisé trônait avec ses écouteurs.
Miseptembre, lappartement devint froid. Les radiateurs promettaient dêtre allumés après le quinzième. Serge fit chauffer leau, Solène se blottit dans un vieux pull, Mathis restait à la porte, sous la lampe de bureau. Le froid les atteignait chacun à sa façon.
Samedi au petit matin, Solène fut réveillée par un bruit sourd. Dans la chambre de Mathis, le sac à dos était ouvert, les vêtements jonchaient le sol. Le garçon, pieds nus, fouillait le compartiment latéral. « Je cherche le chargeur », déclaratil sans la regarder. Une heure plus tard, Solène découvrit que deux mille euros avaient disparu de son portemonnaie sur létagère.
Ils convoquèrent Mathis. « Tu as vu largent?», demanda Serge. « Non », répliqua le garçon. Solène tenta de désamorcer: « Si tu las pris, disle, on réglera ça ensemble. ». Toujours muet, il croisa les bras. Serge, plus ferme, lança: « Dans notre maison, on ne prend pas ce qui ne nous appartient pas. ». Mathis explosa: « Ce nest pas ma maison! Vous jouez les gentils, puis vous finissez par tout reprendre! ».
Il se précipita vers la porte, sortant sur le palier. Serge le rattrapa, le saisissant par la manche. Le vent glacial filtrait par la fenêtre entrouverte. « Rends largent et on parlera », ditil. « Je nai rien pris », rétorqua le garçon, avant que des billets ne glissent de sa poche. Serge recula, réalisant sa rudesse, tandis que Solène, à la porte, ressentait le frisson dun courant dair et la peur dune perte irréversible.
Mathis releva les billets et les tendit à Solène, les lèvres tremblantes. « Vous ny croirez jamais », murmuratil. Ce fut linstant où Solène décida que la discussion devait se faire immédiatement. Elle fit signe aux deux hommes dentrer.
Le souffle du vent se tut lorsque la porte se referma. Solène, toujours serrant les billets, alla à la cuisine et les posa sur le bord de la table. « Asseyezvous », proposatelle. Serge et Mathis sassirent sur les tabourets, la tension palpable, mais désormais partagée à trois.
Solène servit du thé fumant. La vapeur séleva au-dessus des tasses, marquant le début dune nouvelle scène. « Nous sommes ici parce que nous avons choisi de taccueillir en connaissance de cause », commençatelle, cherchant à rester posée. « On se trompe tous, mais fuir nest pas la solution. »
Serge hocha la tête doucement. « Javais peur que tu décides que ça na plus dimportance, que lon nous perde avant même que tout commence. »
Mathis détourna le regard, joua avec le cordon de son sac à dos et soupira: « Je voulais montrer aux copains que javais de largent. Je pensais que ça me rendrait plus accepté. Maintenant je vois que je me suis planté. »
Dans la voix de Mathis, Solène nentendit pas de larrogance, mais de la confusion. Elle lui tendit les billets: « Nous les considérerons comme ton argent de poche. Chaque dépense sera discutée ensemble. Daccord? » Le garçon leva enfin les yeux, croisa son regard et acquiesça.
Ils parlèrent longtemps: de lécole, du fait que les règles sont plus une sécurité quun piège, de la présence dun psychologue à consulter à trois. Serge proposa de commencer petit: établir un planning commun et instaurer une soirée sans téléphones chaque semaine. Mathis ne protesta pas, demandant simplement sil pouvait parfois inviter ses nouveaux amis à la maison. La réponse fut courte: «Oui, mais préveneznous dabord.»
Le soir venu, le vent satténua, les rares feuilles tourbillonnaient paresseusement dans la cour. Solène sortit sur le balcon et ressentit pour la première fois la chaleur des radiateurs, plus tôt que prévu. Elle sourit, revint à la cuisine où Serge notait les dépenses, et Mathis griffonnait dans le cahier: «Weekend: escapade à la campagne.»
Dimanche, ils séchappèrent à la campagne. Lair frais sentait le sapin, le bruit des voitures résonnait sur lautoroute. Serge montra à Mathis comment réparer un vieux portail, Solène préparait des sandwichs. Rien de héroïque ne sy produisit, mais en rentrant, elle remarqua que le sac à dos de Mathis était bien fermé, la fermeture éclair correctement bouclée.
Tard dans la soirée, de retour chez eux, Mathis déposa les clés sur létagère commune du couloir et déclara doucement: «Demain jarriverai direct de lécole. Il faut que je suive le planning.» Ces mots simples résonnèrent plus fort que toutes les promesses. Solène sentit lespace de leur avenir sélargir, un espace où les erreurs pouvaient être corrigées ensemble.
Dehors, le lampadaire jetait une lueur jaune sur les feuilles qui résistaient encore à lautomne. Septembre touchait à sa fin. Il restait encore des conversations, des comptesrendus scolaires et des visites au psychologue, mais le premier pas avait été franchi et ils lavaient fait main dans la main.







