Lorsque Garance revint au hameau personne ne la reconnut tout de suite.
Trente ans sétaient écoulés. Trente ans depuis quelle, à dixhuit ans, avait sauté dans le bus pour Paris et sétait envolée. Dabord elle envoyait des lettres, puis plus rarement, puis plus du tout. On racontait quelle sétait mariée, quelle était partie à létranger. Dautres chuchotaient quelle avait connu la misère.
Aujourdhui, elle se tenait devant le vieux grillage qui entourait la maison où, jadis, poussait un énorme noyer. Le grillage était bancal, la demeure envahie par les prêles, mais le noyer bruissait toujours, ses branches épaisses semblant lattendre.
« Garance? » demanda prudemment la voisine, Ninon, en sortant du portail, comme si elle nen croyait pas ses yeux. « Tu es bien là, mon Dieu ? »
« Cest moi, tante Ninon » répondit Garance, le sourire tremblant. « Je suis revenue. »
« Oh! » sexclama Ninon, les mains jointes. « En vie! On le craignait »
Sans finir sa phrase, elle savança, la serra dans ses bras. Toutes deux fondirent en sanglots, doux, pas désespérés, comme les larmes que lon retient depuis longtemps.
La maison de Garance se dressait aux lisières du village. Son père, autrefois, faisait du pain pour tout le hameau. On le qualifiait dartisan hors pair. On disait que son pain sentait la fête. Les habitants venaient chercher une miche non seulement pour se nourrir, mais pour se réchauffer le cœur.
« Ton père cuisinait du pain miracle, » soupira Ninon, alors quelles sasseyaient le soir sur le banc public. « Tu te souviens quand il pétrissait la pâte à la main, puis nous appelait, nous les gamins, pour sentir larôme? Il disait: « Retenez cet odeur, cest la maison. » »
« Je men souviens, » murmura Garance. « Cette odeur, cest mon souvenir le plus fort. »
Elle resta silencieuse. À Paris, elle sétait effectivement mariée, à un ingénieur. Elle eut une fille, Léa. Le mariage se dissout, elle travailla dans un café, puis ouvrit une petite boulangerie, suivant la recette de son père. Mais le parfum, celui du premier pain, restait insaisissable.
« Ton père savait tout, sans livres, ni recettes, » poursuivit Ninon. « Il cuisinait avec le cœur. »
« Exactement, » hocha Garance la tête. « Il manque cela. »
Le lendemain, Garance se rendit à la mairieposte, devenue aujourdhui un centre communautaire. Elle voulait savoir qui possédait la maison. Il savéra que personne nen était propriétaire: le bien était déclaré abandonné. Une semaine plus tard, elle régularisa les papiers et décida dy rester.
Au début, les villageois étaient étonnés : elle, citadine en talons, le regard scintillant. Puis ils sy habituèrent. Garance acheta un pétrin, rapporta de Paris de la farine et de la levure, nettoya le four, et un matin, le parfum du pain se répandit au-dessus du hameau.
Les anciens sortaient, sarrêtaient, comme rappelés dun souvenir. Les enfants jouaient près du portail, jetant des coups dœil aux fenêtres. Au crépuscule, quand Garance exposa les premières miches, la queue était déjà longue comme autrefois, jusquau portail.
« Mon Dieu, Garance, » sexclamèrent-ils. « Cest exactement comme le pain de ton père! Point pour point! »
Elle sourit, pensant que ce nétait pas tout à fait identique juste un peu différent.
Un soir, un homme dune soixantaine dannées, aux cheveux grisonnants, vêtu dune veste usée, sapprocha de la boulangerie. Il resta longtemps, hésitant à entrer.
« Garance » lança-t-il enfin.
Elle se retourna, le cœur battant.
« Henri? »
Il acquiesça. Henri, le jeune du voisinage, camarade décole, complice des balades et des rêves. Il était resté, sétait marié, avait perdu son épouse, élevé un fils. Aujourdhui, il tremblait, comme un adolescent.
« Ton pain » commença-t-il, « ressemble à celui davant. Peutêtre même meilleur. »
« Merci, » répondit Garance, souriante. « Entre, prenons le thé. »
Et la conversation sengagea. Dabord de simples paroles, puis de laide: du bois, des réparations du four. Puis, presque sans le vouloir, il vint chaque soir. Parfois ils se taisaient, parfois ils discutaient jusquà la nuit, de leurs vies, de leurs pertes, de la force qui les poussait à avancer.
Un jour, il déclara :
« Tu sais, je tai gardée en mémoire tout ce temps. »
« Moi? Après trente ans? »
« Comment loublier? » haussat-il les épaules. « Quand lodeur du pain flotte, je pense toujours à toi. »
Lhiver, Léa arriva au village, citadine bruyante, téléphone et ordinateur en main.
« Maman, » ditelle en regardant le four. « Tu veux vraiment rester ici? Sans Internet, sans livraisons, sans tout? »
« Léa, jai tout ce quil me faut ici: les gens, la maison, le pain. »
« Mais pourquoi? » claquaelle, irritée, la coque de son ordinateur. « Cest un gouffre! »
« Léa, » murmura Garance. « Tu connais lodeur de ton enfance? »
« Quoi? » La fille resta perplexe.
« Celle qui, dès que tu la respires, te serre comme une étreinte chaleureuse. Tu la sais? »
Léa resta muette. Le soir, quand Garance sortit du four une miche encore fumante, Léa la prit dans ses bras.
« Maman je crois que je comprends. »
Depuis, elle revint chaque été, aidant, photographiant le pain, le postant en ligne: « Le pain de mamie ». Des commandes affluèrent même de la ville, mais Garance continua de pétrir à la main, comme son père le faisait.
Au printemps, Henri tomba malade. Dabord un rhume, puis le cœur se défaillit. Garance lui apporta des repas, veilla à lhôpital. Il plaisantait :
« Ne ten fais pas, je serai toujours ton pain. »
Une nuit, il nétait plus.
Garance ne pleura pas. Elle sassit sur le perron, regarda le soleil se lever lentement sur le hameau, une miche encore chaude dans les mains. Lodeur du pain devint si forte quelle sembla envahir la maison tout entière.
« Merci, » chuchotat-elle au vide. « Pour tout. »
Deux ans passèrent. La boutique « Chez Garance » devint connue dans tout le canton. Mais lessentiel était quelle cuisinait un pain qui ramenait aux gens leurs souvenirs. Certains disaient: « Ça sent lenfance. » Dautres: « Ça sent le bonheur. »
Lorsquun journaliste demanda :
« Madame Garance, quel est le secret de votre pain ? »
Elle sourit et répondit :
« La fidélité.
Fidélité à la maison, aux gens, à ce que lon était autrefois. Quand la fidélité vit en nous, le pain lève, tout comme la vie. »







