Écoute, je vais te raconter ce qui sest passé dans notre petit village de SaintJeandesBois, lan passé. Cétait le mariage de Jean Dupont, le meilleur mécanicien du coin, le gars aux mains dor, avec Maëlys Dubois. Maëlys, cest une vraie fleur de pavot: vive, voix claire, son rire claque comme une cloche. Elle était toujours au centre de lattention, toujours la première. On aurait dit quils sortaient tout droit dune carte postale.
Les parents de Jean ont offert la maison, ont fait installer une nouvelle clôture et décoré le portail avec des rubans. La fête a duré trois jours, on a dansé à en perdre haleine, la musique résonnait jusquà la rue, lodeur du barbecue et des tartes aux pommes envahissait lair. Tout le monde criais «Vive les mariés!» à chaque moment.
Moi, ce jour-là, je nétais pas à la cérémonie: jétais à mon poste dinfirmière à la petite clinique du village. En face de moi, il y avait Anaïs Lefèvre, la discrète, presque invisible. Elle a des yeux comme des lacs de montagne, profonds et silencieux, avec une tristesse qui semble vieille de mille ans, tellement que regarder dedans fait mal. Elle était assise sur le divan, droite comme une corde tendue, les mains fines et occupées, enlisées dans un nœud jusquà blanchir les jointures de ses doigts.
Elle portait sa plus belle robe, un lin à petits motifs de bleuet, vieille mais propre et bien repassée, avec un petit ruban bleu dans les cheveux. Elle aussi devait assister à un mariage le sien, avec Jean.
Depuis lécole primaire, ils ne se séparaient jamais. Partageaient le même bureau, Jean portait son sac, la protégeait des autres garçons, elle lui apportait des pâtisseries, résolvait les exercices. Tout le village les connaissait comme le ciel et la terre, le soleil et la lune, toujours ensemble. Quand il est revenu de larmée, il a couru chez elle. Tout sest déroulé comme prévu : ils ont déposé la demande, fixé la date, le même jour où Maëlys et Jean se mariaient.
Puis Maëlys a revu le village après un séjour en ville, et tout a commencé à tourner. Jean sest laissé emporter, comme sil était ensorcelé. Il a commencé à fuir Anaïs, à cacher son regard. Un soir, alors que le crépuscule tombait, il sest présenté à la porte de la petite maison dAnaïs, tremblant, jouant avec son chapeau dans les mains, et a dit dune voix qui sortait comme un clou dune planche pourrie: «Pardonne-moi, Anaïs. Je ne taime plus. Jaime Maëlys. Je vais lépouser.»
Et il sest retourné, parti, la laissant là, sous le portail, le regard perdu, le vent froid faisant battre son foulard, sans quelle ne le sente vraiment. Le village a murmuré, a oublié, parce que ce nétait pas son drame. On pensait que la douleur finirait par sestomper.
Le lendemain, je la voyais, assise devant moi, le jour où son propre mariage navait jamais eu lieu, pendant que dehors la musique grondait et les rires séchappaient. Son cœur semblait éclaboussé de sang, mais aucune larme ne roulait. Cest encore pire quand la souffrance reste enfermée, comme une pierre qui ronge de lintérieur.
«Anaïs», aije chuchoté, «un petit verre deau?Ou peutêtre quelques gouttes de valériane?»
Elle a levé ses yeux lacustres, remplis de vide, comme une steppe brûlée.
«Non, Madame Martin,» at-elle murmuré, sa voix douce comme le bruissement de feuilles mortes. «Je ne suis pas venue pour un remède. Juste pour rester assise. Les murs de la maison me pèsent. Ma mère pleure, et moi je nen ai plus rien à faire.»
On est restées là, silencieuses. Pas de mots pour boucher le trou dans son âme. Le temps est le seul qui apaise, et même alors, il ne fait que couvrir la blessure dune fine couche quon peut à peine toucher avant que le sang jaillisse de nouveau.
On a peutêtre passé une heure, peutêtre deux. Dehors, la nuit était tombée, la musique sétait tue, seuls les tictac de mon vieux horloge et le sifflement du vent dans la vieille chaudière se faisaient entendre. Tout à coup, elle sest crispée, comme si le froid lavait traversée, et a dit, fixant un point invisible :
«Javais brodé la chemise quil porterait le jour du mariage, un point de croix sur le col. Je pensais que ce serait son talisman.»
Elle a effleuré lair comme pour lisser un col imaginaire, et une unique larme a glissé sur sa joue, lourde comme du métal fondu, traçant un chemin avant de tomber dans ses mains tremblantes. À cet instant, il ma semblé que les horloges sétaient arrêtées, que le village entier retenait son souffle avec cette larme. Une tristesse muette, inexprimée, qui a fait descendre mon âme jusquau sol. Je lai prise dans mes bras, ses épaules frêles et tremblantes, et je narrêtais pas de penser: «Dieu, pourquoi lui infliger tant de souffrance? Pourquoi une âme si douce doitelle endurer cela?»
Deux ans ont passé. La neige a laissé place à la boue, la boue à la poussière, la poussière à nouveau à la neige. La vie à SaintJeandesBois a suivi son cours. Jean et Maëlys vivaient, à première vue, bien. Ils avaient acheté une belle voiture, la maison était pleine. Mais le rire de Maëlys était devenu dur, comme du verre brisé qui crisse. Jean marchait comme un homme épuisé, le visage sombre, les yeux remplis de désespoir. Il passait de plus en plus de temps dans le garage, souvent avec des amis, à parler de largent que Maëlys aurait aimé dépenser, de lattention quelle ne lui accordait plus, de la femme voisine qui le regardait dun œil différent. Leur amour, tel un torrent de printemps, était venu furieusement, avait tout emporté, puis sétait retiré, ne laissant que débris et vase.
Anaïs, elle, restait, discrète, travaillant à la poste, aidant sa mère à la maison. Elle sétait renfermée, comme un escargot dans sa coquille. Elle ne regardait plus les garçons, nallait plus aux soirées. Son sourire était rare, et ses yeux restaient cette forêt silencieuse. Je la regardais de loin, le cœur serré, pensant quelle ne fleurirait jamais.
Puis, un jour dautomne, sous une pluie qui tombait à verse et un vent qui arrachait les dernières feuilles dorées des bouleaux, la porte de ma petite clinique a grinçé. Jean est entré, trempé, sale, la main pendante comme sil ne pouvait la tenir.
«Madame Martin,» atil dit, les lèvres tremblantes. «Aidezmoi, je crois que je me suis cassé le bras.»
Je lai conduit dans la salle, jai nettoyé la plaie, appliqué lattelle, et pendant quil grimaçait, il ma lancé un regard plein de désespoir.
«Cest moi,» atil lâché, la voix brisée. «Je me suis disputé avec Maëlys, elle est partie à la ville, chez sa mère. Elle a dit que cétait fini.»
Les larmes ont coulé de son visage dhomme fort, comme un chiot battu. Il a parlé, confus, de la façon dont la beauté de Maëlys sétait muée en une présence exigeante, suffocante.
«Chaque nuit, je rêve dAnaïs,» murmuraitil. «Elle me sourit, et au réveil, jai envie de hurler. Je suis un idiot, aveugle à ce qui comptait vraiment. Jai jeté ce qui était le plus précieux de mes mains pour une apparence brillante»
Je lui ai donné un verre de sirop, je suis restée à ses côtés, à écouter. La vie parfois te retourne le monde à lenvers, il faut tout perdre pour comprendre ce qui a vraiment de la valeur.
Le lendemain, tout le village parlait: Jean divorçait. Une semaine plus tard, il est revenu chez Anaïs, pas à la porte comme la veille, mais directement sur le perron, sous une pluie glaciale, les mains sorties du col de son manteau. Il est resté là, longtemps, sous les yeux de la mère dAnaïs qui le regardait passer.
Finalement, le portail sest ouvert. Anaïs est sortie, dans un vieux manteau, le foulard sur la tête. Elle sest approchée, il est tombé à genoux, dans la boue, et la serrée contre son visage.
«Pardonnemoi,» natil pu dire dautre.
Je ne sais pas ce quils ont échangé, mais ce qui ma frappée, cest le regard dAnaïs, quelques jours plus tard, quand elle est revenue me demander du désinfectant pour les coupures de Jean. Il ny avait plus ce désert brûlé dans ses yeux, mais des lacs forestiers, et au fond, timide comme le premier bourgeon de printemps, une petite flamme.
Ils nont pas organisé de grand mariage. Ils vivaient simplement. Jean a emménagé chez elle, dans sa petite maison, a réparé le toit, rebâti la clôture, déplacé le poêle. Il travaillait du matin au soir, comme sil voulait expier ses fautes. Et elle elle sest réchauffée. Comme une fleur qui, longtemps privée deau, a enfin été arrosée. Son sourire est devenu si lumineux et chaleureux que même moi, je ne pouvais mempêcher de sourire.
Un été, au plein cœur de la fauche, lair chargé du parfum de lherbe fraîche et des fleurs des champs, je suis passée devant leur maison. La porte était ouverte, ils étaient assis sur le vieux banc de la véranda. Jean, solide, la tenait par les épaules, et Anaïs, douce, reposait sa tête contre lui, chantonnant à voix basse tout en cueillant des fraises qui sentaient le soleil. À leurs pieds, dans un panier en osier, dormait leur petit garçon, Sacha.
Le soleil descendait derrière la rivière, teintant le ciel de nuances pastel. Au loin, une vache meuglait, un chien aboyait, mais sur la véranda, il ny avait que le silence paisible dun moment suspendu. Je les regardais, les yeux brillants de larmes, mais ces larmes étaient légères, claires, comme un doux rayon de lumière.







