Le fiancé d’une autre

Dans le petit village de SaintLoup, les cloches de léglise avaient vibré toute la journée, annonçant un mariage qui allait faire trembler chaque ruelle. Jean Dupont, le meilleur mécanicien du hameau, les mains dor, avait épousé Camille Boulanger. Camille était comme une fleur de coquelicot: éclatante, sa voix résonnait comme un carillon, son rire pétillait comme un verre de cristal. Tous les habitants la plaçaient au centre de leurs regards, elle était la première à chaque fête. Le couple semblait tout droit sorti dune carte postale. Les parents de Jean avaient construit une nouvelle grange, dressé une haie fraîche et orné la porte de rubans chatoyants. Trois jours entiers, le village sest laissé emporter par la musique qui débordait dans les rues, lodeur du barbecue et des tartes aux pommes. Les cris de «biche!» éclataient à chaque toast.

Je nétais pas parmi les convives ce jour-là. Jétais assise dans mon infirmerie, face à Anaïs Leclerc, la fille discrète, presque invisible. Ses yeux, profonds comme des lacs de montagne, semblaient porter le poids dune tristesse éternelle qui transperçait le regard. Elle était droite sur la civette, les mains fines nouées autour de ses genoux, les doigts blanchis par la tension. Elle portait sa plus belle robe en coton à petits motifs de myosotis, vieille mais impeccablement repassée, et un ruban bleu dans les cheveux. Elle aussi devait assister à un mariage: celui de Jean et delle.

Depuis lenfance, Jean et Anaïs étaient inséparables. Ils avaient partagé le premier cours, assis côte à côte. Il portait son cartable, la protégeait des camarades. Elle lui ramenait des biscuits, laidait à résoudre les exercices. Tout le hameau les connaissait comme «Jean et Ana»: le ciel et la terre, le soleil et la lune, toujours unis. À son retour de larmée, il sétait précipité chez elle. Tout sétait déroulé comme prévu: ils avaient déposé leur demande, fixé la date, le même jour où Camille et Jean célébraient leurs noces.

Puis, Camille revint de la ville voisine, Évreux, pour un court séjour. Les choses senflammèrent. Jean, fou delle, disparut du regard dAnaïs, la fuyant comme sil voulait se cacher. Une nuit, il arriva à la porte de linfirmerie, tremblant, la capuche en main. Dune voix rauque, il exhala comme on arrache un clou corrodé: «Pardonnemoi, Anaïs. Je ne taime plus. Cest Camille que jaime. Je lépouse.»

Il se retourna et séloigna, la laissant figée sur le seuil, le vent dhiver fouettant son foulard, indifférent à sa détresse. Le village murmurait, mais la souffrance dAnaïs était une affaire étrangère, qui finirait par se refermer. Elle était là, devant moi, le jour de son mariage qui ne viendrait jamais, tandis que dehors la musique rugissait, les rires senvolaient. Son cœur saignait en silence, sans une larme. Cest plus terrible que de pleurer: cest laisser la douleur ronger lintérieur comme un feu qui ne séteint jamais.

Anaïs, murmuraije doucement,un peu deau? Ou peutêtre quelques gouttes de valériane?

Elle leva ses yeux lacs, vides comme une steppe brûlée.

Non, Madame Séguin, réponditelle dune voix feutrée, comme le bruissement des feuilles mortes. Je ne viens pas chercher un remède. Jai juste besoin de rester assise. Les murs de ma maison me pèsent. Ma mère pleure, et moi je nai plus rien.

Nous restâmes là, muettes, le temps sétirant sans pouvoir combler le vide de son âme. Aucun mot ne pouvait réparer cette fissure. Seul le temps, qui ne fait que désensibiliser la peine, pouvait atténuer le coup.

Les heures défilèrent, puis deux, la nuit sépaissit, la musique séteignit, seuls le tictac de ma vieille horloge et le sifflement du vent dans le conduit persistaient. Soudain, elle se raidit, comme prise par le froid, et dit, les yeux fixés sur un point invisible :

Javais brodé sa chemise de noces, en point de croix, autour du col. Je pensais que cela le protégerait.

Sa main parcourut lair, comme pour lisser un col invisible, et une unique larme lente, épaisse comme du métal fondu, coula le long de sa joue, traçant une petite rivière avant de se déposer sur ses mains jointes. À cet instant, le tictac sembla se figer, le village tout entier se suspendit avec cette goutte. Une tristesse muette, inexprimée, envahit mon être. Je la pris dans mes bras, ses épaules frêles tremblaient, et je sus, au fond de moi, implorant le ciel: «Dieu, pourquoi tant de souffrance pour une âme si pure?»

Deux années passèrent. La neige céda la place à la boue, la boue à la poussière, la poussière à nouveau à la neige. La vie à SaintLoup suivait son cours. Jean et Camille vivaient, apparemment heureux, ils avaient acheté une voiture et la maison débordait de choses. Mais le rire de Camille était devenu cassant, comme du verre brisé, aiguisé, et Jean, comme submergé, était devenu sombre, les yeux remplis de désespoir. On le voyait souvent dans le garage, entouré dhommes, non sans raison. On racontait que Camille le harcelait sans arrêt: argent, attention, même le voisinage. Leur amour était comme une crue printanière: soudaine, dévastatrice, puis disparue, ne laissant que débris et vase.

Quant à Anaïs, elle continuait à vivre discrètement. Elle travaillait à la poste, aidait sa mère à la maison, se réfugiait dans le silence. Elle ne sortait jamais avec les garçons, ne fréquentait pas les bals. Son sourire était rare, et ses yeux restaient cette forêt obscure. Je lobservais de loin, le cœur serré, craignant quelle ne se fane à jamais.

Un aprèsmidi dautomne, sous une pluie torrentielle qui balayait les dernières feuilles dor des bouleaux, la porte de mon infirmerie grinça. Jean, trempé jusquaux os, la tête couverte de boue, sappuya maladroitement sur le cadre.

Madame Séguin, implorat-il, les lèvres tremblantes, aidezmoi, je crois que je me suis cassé le bras.

Je le conduisis dans la salle de soins. En bandant la plaie, il resta muet, grimace de douleur, puis, quand je terminai, il leva les yeux, remplis dun désespoir abyssal.

Cest moi, avouat-il, la voix brisée. Je me suis mis en colère contre Camille. Elle est partie à Paris, chez sa mère, et a dit quelle ne reviendrait jamais.

Des sanglots silencieux séchappèrent de lui, coulant sur sa barbe sale comme ceux dun chiot battu. Il parlait confusément, décrivant son quotidien qui nétait plus que chaos, comment la beauté de Camille sétait muée en une exigence oppressante.

Chaque nuit, je rêve dAnaïs, murmuratil, elle me sourit et je me réveille en hurlant. Idiot, aveugle, jai jeté ce qui était le plus précieux de mes mains contre un emballage brillant

Je lui serai versé un verre de sirop de menthe, je restai à ses côtés, écoutant le cours de sa vie qui prenait une tournure tragique. Parfois, il faut tout perdre pour reconnaître ce qui comptait vraiment.

Le lendemain, tout le village était en émoi: Jean demandait le divorce. Une semaine plus tard, il se présenta à la porte dAnaïs, pas comme cette nuit terrifiante, mais directement sous le porche, détrempé, restant debout, les yeux rivés aux fenêtres. Le temps passa, il resta là, sous la pluie, tandis que la mère dAnaïs se tenait à la porte, agitant les bras désespérément. Finalement, la porte souvrit. Anaïs apparut, vêtue dun vieux manteau, un foulard sur la tête. Elle savança, et Jean, les genoux mouillés, seffondra dans la boue, saisissant ses mains et les pressant contre son visage.

Pardonnemoi, ne pouvaitil dire.

Ce qui fut échangé entre eux reste inconnu, mais ce qui importait, cétait ce que je vis dans ses yeux quelques jours plus tard, lorsquelle revint chercher du désinfectant pour soigner les égratignures de Jean. Le désespoir de la steppe était parti, remplacé par des lacs forestiers, et au plus profond, une petite flamme timide surgissait comme le premier bourgeon du printemps.

Ils norganisèrent pas de grand mariage. Ils vivaient simplement. Jean sinstalla dans la modeste maison dAnaïs, réparant le toit, reforant la clôture, réparant le poêle, travaillant du matin au soir comme sil cherchait à racheter ses péchés par la sueur. Elle, elle, se réchauffa comme une fleur autrefois assoiffée, enfin abreuvée. Son sourire redevint lumineux, si chaleureux que quiconque se tenait à ses côtés ne pouvait sempêcher de sourire à son tour.

Un été, au cœur de la moisson du blé, lair chargé du parfum de lherbe fraîchement coupée et des fleurs des champs, je passai devant leur porte. Le portail était ouvert. Ils étaient assis sur le vieux banc du porche. Jean, solide, lenlaçait doucement, et Anaïs, douce, murmurait un chant discret tout en cueillant des fraises parfumées à la lumière du soleil. À leurs pieds, dans un panier en osier, reposait leur petit fils, Sacha, endormi.

Le soleil se couchait derrière la rivière, teintant le ciel de nuances aquarelles. Au loin, une vache meuglait, un chien aboyait, mais sur ce porche régnait une quiétude telle que le temps semblait sarrêter. Je les regardai, les larmes à la fois amères et douces, laissant couler un sourire lumineux.

Оцените статью
Le fiancé d’une autre
L’Appel qui a Changé une Vie