Cher journal,
Toute la journée, Claire et moi avons couru dans tous les sens. Nous attendions larrivée de notre petitfils. Théo, sept ans, devait passer une semaine chez nous pendant que ses parents seraient en déplacement.
Claire, femme aux mains toujours douces et au regard constamment inquiet, tournait en rond dans lappartement, rangeait, époussetait. Elle refaisait le lit dans la petite chambre qui avait autrefois été celle de notre fille, réajustait le coin de la couverture. Rien ne semblait assez parfait. Elle craignait que notre maison, si chaleureuse pour nous, paraisse trop vieillotte pour un garçon de la nouvelle génération. «Pierre, tu as acheté les yaourts quil adore? Et les mandarines, les plus sucrées?», lançaitelle en ouvrant le réfrigérateur pour la cinquième fois.
De mon côté, un peu moins habitué à la frénésie, je me pliais à mon rituel. Avec mes lunettes de lecture, je griffonnait dune main assurée sur un cahier à carreaux la liste intitulée «Plan daction» : «Zoo du Parc de la Tête dOr (ours et loup), Parc des ButtesChaumont (carrousel, glace), Barbecue à la campagne (apprendre à faire du feu)». Je me rappelais les randonnées avec mon père et je voulais transmettre ce legs dhomme, enseigner à Théo quelque chose de réel, pas virtuel. Je vérifiais les stocks de charbon pour le grill, réparais létagère grinçante du hall, me sentant à la fois chasseur et ingénieur des vacances à venir.
Nous parlions à peine, nous nous contentions de coordonner nos gestes. Notre inquiétude commune était le fond silencieux de nos journées. Nous redoutions de ne pas réussir à parler le même langage que ce petit être vif qui nous semblait venir dun autre monde.
Théo, notre petitfils, était un garçon aux yeux sérieux, toujours collé à son téléphone qui semblait être une extension de sa main. Pour nous, il vivait dans un univers numérique: vidéos infinies, jeux de tir, petites silhouettes qui dansent sur lécran. Nous avions entendu de notre fille quil était doué mais renfermé, passionné de documentaires sur les dinosaures et lespace, mais capable de rester muet pendant des heures, le visage planté dans la tablette.
Nous voyions ses doigts courir comme des fourmis sur le verre, sans comprendre ce qui pouvait être intéressant dans ce vide lumineux. Ce silence quil créait entre lui et notre monde nous faisait peur. Nous craignions de passer toute la semaine sans entendre son vrai rire, sans voir ses yeux sallumer dune émotion authentique, et non numérique. Alors nous nous précipitions, nous préparions, essayant doffrir le monde parfait à notre petitfils, sans savoir que la clé résidait ailleurs.
Le jour où Théo arriva, il descendit de la voiture, laissa Claire le serrer dans ses bras, salua sèchement mon épaule et, avec son sac à dos renfermant la tablette comme un bouclier, se dirigea vers la chambre quon avait réservée. La semaine que nous avions tant planifiée commença.
Le premier «combat» fut la visite au zoo. Jai joué le guide, décrivant les habitudes des ours bruns, mais Théo, sortant son téléphone, filma la cage pendant cinq secondes pour envoyer un message vocal à un ami: «Tu vois le bear, comme dans ce dessin animé». Il erra ensuite à côté des enclos, le regard rivé au sol plutôt quaux animaux.
Lexpérience de la pâtisserie avec Claire se solda par un refus poli. «Je naime pas jouer avec la pâte», déclara Théo, et je me rappelai comment notre fille, à son âge, était trempée de farine, joyeusement en train de pétrir comme de la pâte à modeler.
Le point culminant fut la pêche. Jai disposé les cannes, montré comment accrocher le ver, parlé du calme matinal et de la joie du premier poisson. Théo resta quarante minutes, fixant le flotteur avec lexpression la plus grande lassitude. Il finit par dire: «Papa, je peux rester sur mon téléphone? Il ne se passe rien ici.» Mais lorsquil alluma lécran, il constata que le réseau était inexistant, ce qui le fit soupirer plus fort. Il continua ainsi jusquà ce que je décide de rentrer.
Ce soirlà, Claire et moi bûmes du thé en silence dans la cuisine, un silence plus éloquent que mille mots. Nous nous sentions perdus, dépassés, inutiles. Notre monde chaleureux semblait ennuyeux à ses yeux.
Le lendemain, Claire décida de préparer des crêpes aux pommes râpées, la variété que notre fille adorait autrefois. Théo, assis à table, jouait avec sa fourchette sans intérêt. Soudain, son regard se posa sur une vieille guitare appuyée dans un coin. Linstrument était depuis longtemps inutilisé, mais il gardait toute son allure.
«Cest à qui?», demandatil dun ton indifférent.
Je, terminant mon thé, réponds: «Cest à moi. Jen jouais quand jétais jeune, mais je nai plus touché les cordes depuis longtemps.»
«Joue quelque chose,», demanda soudain Théo, non pas comme une demande mais comme un défi.
Claire, arrêtant le fouet, resta immobile. Jhésitai, puis pris la guitare. Mes doigts cherchèrent péniblement les premiers accords. Je chantai une vieille chanson de soirée autour du feu, celle que je fredonnais autrefois en camping.
Théo, qui jusquelà semblait indifférent, releva la tête. Ses yeux sélargirent, il nécoutait plus seulement; il absorbait chaque note.
Quand je terminai, le silence retomba, puis Théo, dune voix douce, demanda: «Tu peux mapprendre le refrain?»
Nous ne branchâmes pas la télévision ce soirci. Nous restâmes trois dans le salon, moi montrant les accords simples, Claire fredonnant les paroles dantan. Théo, rouge de concentration, pressait les cordes et savourait chaque son clair.
Le silence que jappréciais lors de la pêche était incompréhensible pour lui, mais le silence chargé de musique devint un refuge partagé. Cétait le silence dune création collective, dun projet commun.
Avant de se coucher, Théo, allongé, dit à Claire: «Grandmaman, ton papa est un vrai rockeur.» Elle sourit, le caressant affectueusement. Jai compris que nous lui montrions notre monde sous le mauvais angle: il ne fallait pas lentraîner dans notre passé, mais puiser dans ce passé quelque chose qui parle à son présent.
Le lendemain au petitdéjeuner, latmosphère avait changé. Théo, au lieu de se réfugier dans la tablette, prit la guitare.
«Papa, tu me montreras dautres accords?», demandatil.
Je, terminant mon café, tentai de garder mon sérieux, mais un sourire trahissait mon enthousiasme.
«Oui, mais dabord mange bien, un musicien a besoin dénergie.»
Je les observais, Claire et moi, et sentis mon anxiété seffacer. Le soir avec la guitare avait été la petite clé qui ouvrait la porte dun monde partagé. Nous étions désormais du même côté.
Lorsque les parents de Théo revinrent quelques jours plus tard, ils trouvèrent leur fils, habituellement réservé, jouer un accord mimineur, un son fier même sil était imparfait. Je les corrigeais doucement, comme un chef dorchestre, ajustant la position de ses doigts.
La conversation tourna autour des activités extrascolaires.
«On pensait linscrire à la robotique,», dit le beaufrère. «Cest lavenir.»
Claire et moi échangeâmes un regard. Ce fut moi, dhabitude si douce, qui pris la parole avec fermeté.
«Nous voyons que les yeux de Théo silluminent quand il tient la guitare. Ce nest pas juste un loisir, cest une passion.»
Pierre (cest moi) ajouta, la voix un peu plus vive que dhabitude: «Il a loreille, il veut créer. La musique lui apprend à écouter, à entendre. Un doigt mal placé change tout le son, et ça forge la patience.»
Nous ne le poussâmes pas, nous partagions simplement notre découverte. Nous racontâmes comment Théo, habituellement impatient, passait trente minutes à placer correctement ses doigts, sans abandonner. Il demandait à écouter des vieux groupes, à entendre des morceaux similaires.
«La robotique est belle,» conclut Claire doucement. «Mais regardez-le. Peuton vraiment le priver de cette flamme?»
Les parents, surpris, virent leur fils dans la pièce voisine, les yeux brillants, sexerçant à de nouveaux accords sous notre supervision. Ce nétait plus de la distance mais du feu, le même feu que nous voulions tant voir en lui.
Un mois plus tard, Théo entra à lécole de musique, classe guitare. Sa professeure, femme stricte dâge mûr, déclara après la première leçon: «Ce garçon arrive avec du bagage. Ses parents lont bien préparé. Il ne possède pas seulement loreille, il comprend la musique. Cest rare.»
La musique devint pour lui non plus une corvée, mais la continuation de cette découverte magique vécue avec nous. Il savourait les gammes, les exercices, car ils le menaient vers des mélodies plus riches. Il supportait les répétitions ennuyeuses, car elles étaient le prix à payer pour un jour jouer «comme grandpère», avec la même inspiration et liberté.
Lors dun repas de famille, on lui demanda de chanter. Il prit la guitare de grandpère, joua, même si sa voix se cassait parfois, mais la sincérité de son interprétation fit couler les larmes à Claire. Elle le regarda, puis moi, et nos regards se croisèrent: fierté et bonheur absolus.
Théo ne vient plus chez nous par obligation, mais parce quil attend ces soirées à la guitare. Il sassied à côté de moi sur le canapé, montre ce quil a appris, et je corrige: «Place ton doigt ici, ça sonne plus clair.»
Je reste dans mon fauteuil, tricot ou lis, et écoute ces sons parfois ratés, parfois parfaits. Ils sont devenus la meilleure musique de ma vie. Je ne cours plus, je nessaie plus de remplir lassiette à outrance, je ne prépare plus de programmes grandioses.
Parfois, nous restons simplement trois, dans le silence, tandis que Théo répète une nouvelle mélodie. Ce silence nest plus gênant, mais paisible. Nous avons trouvé notre façon dêtre ensemble: pas en transformant lautre, mais en partageant ce qui compte pour chacun. Voilà, cher journal, la plus grande compréhension que jai eue.
La leçon que je retiens : il suffit parfois dun simple accord pour ouvrir le cœur dune génération.







