Le Sauvetage dans la Boîte à Musique

Sauvetage dans la boîte à bijoux

«Tu vas longtemps supporter ça? » la voix de sa grandmère décédée séleva à nouveau, alors que la porte du monteascenseur de limmeuble de seize étages se fermait derrière elle.

Le désordre avait commencé dès le premier jour. Le mari, Kévin, lavait épousée presque dès le lycée. Il ne lavait jamais laissée poursuivre détudes ; il la poussait à se tenir à la maison, à soccuper du foyer. Elle navait même pas eu le temps de passer le permis, sauf que, grâce à son père, qui navait jamais quitté latelier de mécanique, elle lobtint par la main de lami de ce dernier, instructeur.

Clémence ne sortait que lorsquune nécessité absolue le dictait : faire le plein du frigo. Le seul «exercice» de la journée consistait à étendre le linge sur le rebord du balcon.

Kévin la surveillait partout, même pour sortir les poubelles ; il lui fallait garder son portable dans la poche du peignoir, au cas où il aurait besoin de lappeler à tout instant.

Les weekends qui débutaient le vendredi soir leffrayaient. Kévin arrivait en trombe, exigeait le dîner, et sur la table devait toujours se trouver une bouteille de pastis embuée. Après le repas, il la traitait avec une mépris glacé, la blessant à chaque mot : «Alors, ça te plaît, espèce de petite fille? Quand auraije un héritier?»

Puis, laissant Clémence pleurer dans la chambre, il retournait à la cuisine, avalait le reste de son pastis. À la dernière gorgée, il linterrogeait: «Où est la bière?»

Clémence savait que la question reviendrait. Le jour même, elle nacheta pas de bière, soffrant ainsi vingt à trente minutes de promenade nocturne, juste assez pour respirer.

«Pourquoi te tais?» la voix de la grandmère la pressait, tandis que lascenseur restait suspendu entre deux étages. «Ton mari te traite comme un objet?»

«Non,» chuchota Clémence, «il essuie ses pieds sur moi.»

«Et ce nest que le début,» prévenait la grandmère. «Bientôt ce sera pire. Veuxtu quil te déchire les pattes?»

«Mon Dieu!» sétouffa Clémence, «Non, jamais!»

«Alors cours, ma fille, cours!»

«Comment? Où? Vers ma mère? Elle vit dans un studio avec son nouveau mari. Vers mon père? Il est avec une nouvelle épouse. Je suis un bout de pain coupé, grandmère. Je nai personne.» Les larmes embrouillaient sa vue, son nez bourdonnait.

«Cest une chance dêtre seule,» réconforta la grandmère. «Liberté totale, une nouvelle vie. Imagine si tu avais un enfant»

«Mais où aller?» les yeux de Clémence devinrent aussi verts que les émeraudes de sa grandmère. «Un hasard se présentera, ne le manque pas. Regarde souvent par la fenêtre, tu verras.»

«Que verraije?» demandat-elle.

«Je tai déjà tout dit. Si tu nes pas stupide, tu le comprendras. Lascenseur redémarre, ne crains rien. Va chercher la bière pour ton mari. Et» le spectre murmura, «ouvre ma boîte à bijoux, celle que je tai léguée. Elle nest pas vide, elle a un double fond. Cherche, ne tarde pas, mais sans témoins. Si tu fuis, ne prends que le contenu, laisse la boîte pour que ton mari ne soupçonne rien.»

«Que contientelle?»

«Les réponses à tes questions.»

Lascenseur repartit. Malgré la promesse de la voix, Clémence frissonna.

Elle descendit au rezdechausée, sortit dans la nuit où la neige fondait sous la lueur du crépuscule. Les ruisseaux allaient bientôt jaillir, la nature renaîtrait. Pourquoi pas elle aussi?

***

Kévin senfonça dans le canapé de la cuisine, ivre, ronflant comme un animal. Tant que son sommeil bruyant remplissait lappartement, Clémence pouvait examiner la boîte à bijoux sans crainte.

Elle la fit trembler au-dessus du lit. Des fils, des aiguilles, des crochets, des boutons, des pressions tombèrent, le bazar habituel dune boîte en bois sculpté. Son mari, en la voyant, lança: «Je la jetterai, elle prendra la poussière. Ta grandmère est une vraie originale!»

Clémence tourna la boîte, chercha une cavité secrète. Rien. Elle la secoua de nouveau, un cliquetis se fit entendre, comme si quelque chose frappait les parois. Elle persista, pressant les reliefs, sans succès. La grandmère restait silencieuse, attendant que la petite fille trouve ellemême.

Assise sur le grand lit, elle caressa la couverture, suivit le dessin gravé sur le couvercle. Soudain, un petit compartiment souvrit brusquement, frappant son ventre.

Elle découvrit un enveloppe, des clés, plusieurs sachets portant des inscriptions: «Allume le cerveau», «Gèle la peur», «Éveille lattention», «Ne sois pas une bête», «Tue la faiblesse du caractère», «Nourris la viande». Sa grandmère, toujours fantasmagorique, aimait les énigmes. Dans le même sachet, un document de propriété savéra, celui de la vieille maison que la grandmère avait décrite à Clémence lorsquelle était petite : solide, bâtie sans clous, au fin fond du village, surveillée par un voisin curieux.

Un autre certificat attestait dune voiture «Zazou», vieille mais fonctionnelle, rangée dans le garage du père de Kévin.

Le texte de la lettre, fin et sinueux comme une calligraphie orientale, résonna dans sa tête:

«Ma petitefille, le moment est venu douvrir la boîte. Tout mon patrimoine, sauf lappartement, tappartient. Si tu lis ces lignes, cest le signal. Prends tes documents, le contenu de la boîte et la voiture. Pars. Le repos et le bonheur tattendent dans la maison de ton grandpère. Largent pour les premiers jours est caché sous le tapis du coffre. Le reste, tu le gagneras toimême. Apprends, travaille. Ta grandmère.»

Sa grandmère, qui avait pressenti la trahison de Kévin, avait conspiré contre le mariage. Même après la mort, elle ne lavait jamais abandonnée.

Clémence rassembla les papiers, les glissa dans un dossier, y ajouta le contenu de la boîte. Le temps de réfléchir nexistait plus: il fallait tout prendre et fuir.

Premier point:«Prends le sachet «Éveille lattention». Mets la poudre dans du lait, boisle. Ne jette pas le papier, relisle parfois.»

Deuxième point: «À jeun, bois un verre de lait avec la poudre «Ne sois pas une bête».»

Troisième point: «Ne crie pas, sinon un ennemi tentendra. Dans une heure, bois une tasse de thé avec «Tue la faiblesse du caractère».»

Quatrième point: «Après une heure encore, bois un café avec «Nourris la viande». Reste sur tes gardes.»

Elle exécuta chaque consigne, chaque breuvage la remplissant dune énergie nouvelle. Son corps, jadis frêle, se dota de muscle. Devant le grand miroir du salon, elle ne vit plus la fille soumise, mais une femme solide, aux épaules carrées, aux jambes dessinées, au regard tranchant.

Un bruit de pas sur le parquet la fit se retourner. Kévin, le visage sombre, la fixa.

«Tu étais où?»

«Rien,» balbutiat-elle, tremblante mais décidée.

«Quelquun ta touchée?Un amant?» lançail, la voix crachant du venin.

Clémence sentit une force intérieure surgir, une confiance qui la propulsa en avant. Kévin se jeta, ses poings volant, mais elle para les coups avec une précision mortelle, repoussant chaque attaque. Elle le frappa finalement sur le nez, le sang jaillit, il seffondra, pâle.

Elle ne ressentit aucune pitié. Elle ouvrit le dossier, lut le cinquième point: «Bravo, je suis fière de toi. Regarde par la fenêtre du balcon, habilletoi comme moi, laisse les stores ouverts, dépose ton sac à côté de ce que tu verras. Bois un verre de jus avec «Gèle la peur». Quand tu iras chercher la voiture du grandpère, passe au café, commande un milkshake, ajoute le sachet «Allume le cerveau». Les autres sachets attendront. Dépêchetoi.»

Elle se précipita, prépara la poudre, but le jus, puis courut vers le balcon. En bas, sur le trottoir glacé, une jeune fille était allongée, le visage contre le sol, cheveux en désordre, la même silhouette que la sienne. Elle nétait pas couverte, même si le mois de mars apportait un vent froid. Le sang de la ville semblait se figer autour delle.

Clémence shabilla en jeans gris et tshirt noir, comme la jeune fille. Elle prit son sac, y glissa son portefeuille, le cacha sous le dossier, et sortit pieds nus, sans manteau.

Près dune benne à ordures, elle trouva un sac contenant des bottes usées, une doudoune trop grande. Elle les porta, même si elles étaient inconfortables, car lalternative nexistait pas.

Sous le corps sans vie de la fille, elle laissa son sac vide, comme si on lavait dépouillée. Elle traversa la cour, atteignit la rue, les bottes lui frottaient les pieds, les boutiques étaient encore fermées, le jour était à peine levé. Un taxi narrivait pas ; elle monta dans le premier trolleybus qui passait.

«Je dois atteindre la ville de Sèvres,» se dit-elle, suivant la voix de la grandmère qui lui murmurait: «Regarde les panneaux, tourne à gauche, continue jusquà la maison du grandpère. Bon voyage, ma petite.»

Le vieux gardeducorps du garage du père la reconnut, lui montra les papiers de la voiture. Elle paya pour un vieux «Zazou», acheta une paire de baskets dhiver bon marché, une doudoune simple. Largent que la grandmère avait caché sous le tapis du coffre était suffisant pour les premiers jours. «Quelle fille!», pensa le garde.

Elle sinstalla au volant, le siège était étonnamment confortable, comme si le grandpère avait ajusté les coussins. Elle fit un signe à lhomme qui lavait aidée, passa le coin, entra sur lautoroute grouillante.

«Tu vois les panneaux?» chuchota la voix intérieure.

«Oui,» répondit-elle, le sourire aux lèvres.

«Tourne à gauche, dirigetoi vers Sèvres. Tu comprendras bientôt. Bonne route, mon enfant.»

Elle jeta un dernier regard à la silhouette du grandpère qui, dans son imagination, portait toujours le foulard en duvet quelle se souvenait tant. Le visage de la grandmère, rousse, souriante, flottait dans le rétroviseur.

Et lascenseur de la liberté sapprêtait à la mener vers un nouveau départ.

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