« – Il va te gâcher toute ta vie, – la famille conseillait à Nathalie de ne pas prendre son frère en charge »

Cher journal,

Aujourdhui, toute la famille sest réunie dans la petite maison du quartier de SaintMartin, après le dernier jour de funérailles de ma mère. Jai presque vingt ans, je viens de terminer ma deuxième année de licence déconomie à luniversité de Lille, et je me retrouve au cœur dun débat qui me dépasse. Ma tante Lise me répète sans cesse: «Nathalie, ne sois pas pressée, réfléchis à deux fois. Tu nes encore quune jeune femme; que ferastu si tu narrives pas à toccuper de ton petit frère? Regarde les enfants daujourdhui, ils sont déjà si pressés, et toi, tu nas que dixneuf ans. Kylian na que treize ans, cest lâge où les garçons commencent à déconner. Alors, si ça tourne mal, que ferastu?»

Je réponds que je ne peux pas laisser mon frère finir dans un foyer pour enfants. «Ce serait impossible de dormir tranquille en sachant quil dort dans ces lieux froids, quil est bien nourri, quon ne le blesse pas», disje, les yeux humides. Le souvenir de notre mère, disparue il y a quelques semaines, me hante encore. Les rares membres de la famille qui sont venus sont les deux sœurs de ma mère Élise et Irène mon cousin Paul avec sa femme, et leur fille Camille, âgée de seize ans. Deux collègues de travail de ma mère et leur amie, ma tante Jeanne, se sont aussi présentées.

Après le repas de deuil, il ne reste plus que nous pour décider de lavenir des enfants. Ma sœur aînée, Nathalie, aurait facilement pu sen sortir: bourse détudes, petit boulot, ce ne sera pas facile mais elle survivra. Le problème, cest Kylian. Aucun de nous ne peut laccueillir chez soi. Ma tante Lise explique: «On vit déjà à létroit dans ce deuxpièces des années 70, avec mon mari, nos deux garçons et ma bellemère. Où placer un enfant de plus?» Irène se plaint: «Nous avons déménagé, et Borick a replongé dans lalcool il a été licencié la semaine dernière. Nous navons plus quune petite chambre et il nest pas raisonnable de mettre un enfant dans cette ambiance.»

Mon cousin Paul, dun ton sec, rétorque: «Chacun pour soi.» Ainsi, si ma grande sœur ne parvient pas à obtenir la garde, Kylian sera envoyé direct au foyer.

Kylian, pendant la réunion, se tenait dans la cour, assis sur le banc du terrain de jeu, silencieux, à côté de son ami Maxime. Maxime, curieux, lui demande: «Ça fait longtemps que vous discutez?» Kylian répond: «Ça fait deux heures. Nathalie veut devenir ma tutrice, mais les tantes sy opposent. Elles disent que je suis un petit voyou et quelle ne pourra pas me gérer.» Quand on lui demande ce quil en pense, il avoue ne pas savoir, mais quil ne veut pas aller au foyer, il veut rester à la maison, aller à lécole et jouer au foot.

Les tantes, essayant de me dissuader, sortent leurs derniers arguments: «Nathalie, tu es encore jeune, il faut penser à ton avenir, fonder ta propre famille, avoir des enfants. Un frère comme Kylian, ce sera comme un poids autour du cou; quel homme voudra épouser une femme avec un tel fardeau?» Irène insiste: «Ne tinquiète pas, envoiele au foyer, tu pourras le rendre visite, le prendre pour les vacances. Nous pensons à ton bienêtre, et Kylian te ruinera la vie.»

Voyant ma détermination, ma tante me conseille finalement: «Vends ce vieux vélo, achète quelque chose de plus modeste pour vous deux, et vis avec la différence pendant que tu étudies.»

Au soir, tout le monde rentre chez soi. Jappelle Kylian à la maison: «Viens, mange un vrai repas, arrête de grignoter toute la journée.» Nous mangeons tous les deux, et je me sens comme ma mère, assise en face de lui. «Alors, Kylian, on va sen sortir?» lui demandeje. Il hoche la tête sans lever les yeux de son assiette.

Le lendemain, je commence à chercher un emploi. Après deux années détudes en économie, je poste mon CV pour des postes de gestionnaire ou dassistante comptable, mais aucune réponse. Je baisse le niveau et postule comme vendeuse. Deux entretiens plus tard, on me refuse parce que jenvisage de poursuivre mes études à distance: «Il faut être disponible deux fois par an pour les sessions, qui pourra travailler en même temps?»

Je suis déçue, mais une voisine me parle dun poste à la caisse du supermarché du quartier. En rentrant, je croise mon ancienne professeure de mathématiques, Madame Olga Sergeevna, aujourdhui responsable de classe de Kylian. Elle connaît notre situation et me propose son aide pour la garde, ainsi que quelques références. Elle me dit: «Notre secrétaire part en congé maternité. Le poste est temporaire, trois ans, près de chez toi, le salaire est modeste mais ça te permettra de finir tes études.»

Jaccepte, je passe en formation à distance. Le salaire est bas, mais la pension de Kylian et lallocation de la garde nous permettent de vivre modestement, sans tomber dans la misère.

Kylian reste un adolescent comme les autres: des disputes, des incompréhensions. Parfois il se plaint que je le contrôle trop ; je crains de ne pas pouvoir lélever correctement et quil tombe dans de mauvaises fréquentations. Malgré tout, nous nous entendons: je cuisine, je fais la lessive, Kylian nettoie lappartement, sort les poubelles, lave la vaisselle et fait les courses. Tout fonctionne.

Mon petit ami, Vadim, nest pas content que je prenne cette responsabilité. Il me dit: «Pourquoi tu veux ce fardeau? Tu pourrais vivre tranquillement, étudier comme tout le monde. Tu as même refusé daller au weekend à la montagne parce que tu ne voulais pas laisser Kylian. Je ne veux pas être le héros de ton histoire.» Nous nous séparons. Au début, la tristesse me submerge, puis je me dis que je nai plus besoin dun homme égoïste.

Kylian continue le foot à lécole de sport. À quatorze ans, lentraîneur le promeut en équipe première. Un jour, nous sommes à un match contre une équipe de la ville voisine. Jy vais encourager mon frère. Il marque lun des trois buts de la victoire, mais dans les dernières minutes il se tord la cheville. Les secours du stade le soignent, et lassistant entraîneur, Igor, propose de nous raccompagner chez nous. «Je ne savais pas que Kylian avait une maman si jeune», ditil. «Ce nest pas une maman, cest une sœur», corrige Kylian.

Igor mappelle le lendemain pour prendre des nouvelles de Kylian, puis me propose un café, puis un rendezvous. Un an plus tard, nous célébrons deux événements: mon mariage avec Igor et linscription de Kylian au collège sportif de réserve olympique.

Voilà, une vie ordinaire, faite de peines et de joies, mais surtout dune détermination à ne pas laisser le destin nous séparer.

À demain, cher journal.

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« – Il va te gâcher toute ta vie, – la famille conseillait à Nathalie de ne pas prendre son frère en charge »
Но все-таки мама